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"Comment maintenir une relation, dès lors que les conditions mêmes de l’échange s’étiolent au point de se détourner de la parole et de renoncer à l’usage des mots pour tenter de dire ce qui ne sera plus compris ? Comment, pour un proche, accepter, dans l’impuissance à faire encore comprendre son amour et sa considération, l’incapacité d’épargner la personne de ce qui affecte son humanité même ?"
Par: Espace éthique/IDF /
Publié le : 24 Septembre 2018
« Les niveaux de douleur sont multiples. Elle peut être totalement envahissante et transformer l’homme en quelque chose qui n’a plus de parole, qui n’est plus tout à fait humain. Le malade semble perdre son corps, il ne sait même plus où il a mal. Laisser un malade à “sa” douleur, c’est le comble de l’incompréhension du soignant. La parole compte, mais elle est délicate, il faut apporter des explications qui n’amplifient pas l’angoisse… Et puis aussi, il faut savoir recevoir des questions qui sont de vraies énigmes. » (Témoignage d’une infirmière).
« Quelque chose qui n’a plus de parole, qui n’est plus tout à fait humain. » N’est-ce pas à une vulnérabilité extrême, à une énigme que nous exposent les expressions de la souffrance ? Au point d’en devenir incompréhensible, illisible, indicible, incommunicable, insupportable, et de nous confronter trop souvent à l’incapacité de l’apaiser ?
Une maladie d’Alzheimer est souffrance dès lors qu’elle peut affecter les capacités d’autodétermination de la personne, le rapport à sa propre identité ainsi que les conditions de ses relations à l’autre et avec son environnement social.
Je me permettrai de poser quelques constats qui situent, en des expériences différentes, la diversité des contextes d’expression d’une souffrance qui, à un certain stade, est éprouvée comme « totale ».
Les limites de l’efficacité des traitements actuellement disponibles (même si des progressions sont observées dans ce domaine s’agissant de l’évolutivité de la maladie ou de l’atténuation des symptômes), font de l’annonce de la maladie une sentence difficilement supportable pour la personne ainsi que ses proches. Le projet de vie semble d’emblée soumis aux aléas de circonstances peu maîtrisables. Le parcours de soin, lui aussi, procède de dispositifs perçus comme incertains et complexes, ramenés dans trop de cas au dédale de procédures qui peuvent ne pas être adaptées aux besoins immédiats. Certaines formes de maladies exposent aux situations de crises et de ruptures qu’il est difficile d’anticiper et d’accompagner de manière cohérente et continue.
Comment maintenir une relation, dès lors que les conditions mêmes de l’échange s’étiolent au point de se détourner de la parole et de renoncer à l’usage des mots pour tenter de dire ce qui ne sera plus compris ? Comment, pour un proche, accepter, dans l’impuissance à faire encore comprendre son amour et sa considération, l’incapacité d’épargner la personne de ce qui affecte son humanité même ?
Les représentations sociales de ces pathologies, contribuent pour beaucoup à l’isolement, et à l’exclusion, aux discriminations mais également au sentiment de perdre toute dignité. Les répercussions sur les proches se caractérisent alors avec la sensation d’un envahissement de l’espace privé par une maladie qui contribue parfois à dénaturer les rapports interindividuels, à déstructurer l’équilibre familial, à précariser, ne serait-ce que du fait de réponses insuffisantes en termes de suivi au domicile ou d’accueil en structures de répit ou en établissement. C’est dire l’ampleur des défis qu’il convient de mieux comprendre dès lors qu’il s’agit de « prendre en soin » la souffrance de l’autre.
Il convient alors d’être vigilant à l’égard d’autres formes plus insidieuses de la souffrance ressentie par la personne vulnérable dans la maladie. Le cumul d’indifférences, de négligences, de mépris et d’indignités apparaît d’autant plus intense que l’on se trouve en situation de dépendance, de fragilité.
Le philosophe Emmanuel Levinas me confiait : « la souffrance, c’est quand la synthèse n’est plus possible[1] ». L’évolutivité d’une maladie risque parfois d’affecter la cohérence d’un projet, d’une attention, voire d’une intention ; une certaine forme d’unicité indispensable à une projection vers l’avenir. Cette diminution de la faculté d’initiative, soumet sans n’y pouvoir plus rien à une perte de maîtrise, à une forme de renoncement à soi. C’est ainsi que s’incruste le sentiment de dépendance, cette sensation d’être « à la merci » de tout : « Tout d’abord, tout semble pouvoir être atteint. La souffrance frappe là où elle veut, généralement dans la partie du corps la plus faible, donc là où elle aura le plus de chance d’effectuer des ravages. » (Témoignage d’une personne malade).
Il s’agit, pour reprendre les catégories développées par Emmanuel Levinas, de l’« enfermement » même. Comment permettre l’ouverture, le franchissement de l’obstacle qu’est cette souffrance altérant le goût de vivre comme un poison qui s’insinue et dénature ce qui jusqu’alors était le plus précieux ?
Notre présence doit se maintenir à hauteur de ces défis, y compris alors que l’on ne sait au juste comment et où se situer, de quelle manière intervenir avec justesse et respect si ce n’est en trouvant les gestes et les mots de la consolation.
Certes la maladie d’Alzheimer expose à des énigmes et à des effrois qui, du fait d’incidences possibles sur l’autonomie, la faculté d’agir et de penser, de contrôler parfois ses comportements, accablent de tourments, d’incertitudes et de peurs diffuses qui avivent le sentiment de souffrir. « Je ne suis plus que souffrance » me confiait une personne ne trouvant plus d’issue à une maladie qui « s’obstinait à l’emmurer en elle-même et à la trahir ». Certains osent pourtant évoquer, comme à contre-courant, une expérience philosophique et spirituelle de leur confrontation à la souffrance, l’acquisition d’une sagesse et d’une maîtrise de soi, d’une capacité de dépassement et d’engagement : « Mais il y a aussi une vie après, cette souffrance m’a ouvert de nouveaux chemins que je n’aurais pas pris sans cette maladie. J’ai fait en sorte de transformer cette souffrance en quelque chose d’utile. Mon engagement auprès de France Alzheimer n’est pas destiné à m’occuper mais à transmettre mon expérience et à aider à mon tour. » C’est ainsi qu’ils défient la souffrance, et déjouent ses menaces lancinantes.
Ce dont témoigne cependant la personne malade dans l’expression de sa souffrance, c’est d’un besoin d’écoute, de réceptivité, d’apaisement et de sollicitude. Il convient de donner audience à cette parole, voire à cette plainte, la « prendre au sérieux » nous dit-on, et comprendre l’appel comme un message qui nous est adressé. Il s’agit d’emblée d’une responsabilité dont nous sommes comptables. La personne a besoin de savoir qu’elle peut se reposer sur l’un d’entre nous, s’en remettre à lui, et doit avoir la confirmation que ce qu’elle vit nous importe : nous considérons sa cause comme essentielle au cœur de nos engagements. Il convient de mettre en œuvre un soin soucieux du bien-être de la personne et donc d’une exigence de care respectueuse de son intégrité. C’est ainsi qu’elle peut être en capacité de faire face à la souffrance, et cela d’autant plus que notre vigilance et notre mobilisation lui permettent d’être épargnées de souffrances indues. Celles que génèrent l’insuffisance de nos dispositifs et plus encore les représentations socio-culturelles insultantes et péjoratives des maladies neuro-évolutives. La personne malade doit être reconnue et estimée dans la permanence de ce qu’elle est, en son humaine vérité, indemne de la maladie. C’est ainsi également que lui sont épargnées les « souffrances inutiles », selon la juste expression d’Emmanuel Levinas.