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"Dans la relation tellement spécifique qui se construit jour après jour à travers le compagnonnage de la relation de soin, les valeurs à préserver relèvent essentiellement de la qualité du rapport tissé avec la personne, de cette alliance complexe et évolutive qui ne peut jamais se satisfaire de considérations seulement théoriques."
Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /
Publié le : 20 Septembre 2017
L’inexorable processus de pertes, de déficits multiples et cumulés propre à la maladie d’Alzheimer, aboutit à ce stade où l'humanité même de la personne peut sembler révocable parce que suscitant équivoques et incertitudes, donc des peurs diffuses entrainant trop souvent des pratiques contestables. Il nous faut donc mettre en commun les mots et les actes quotidiens qui résistent à toute forme d'abdication, de renoncement et donc d'inhumanité. Des valeurs inconditionnelles déterminent notre vie en société ; elles nous engagent à témoigner une attention particulière aux plus vulnérables parmi nous. C'est dire la dimension de responsabilité et le champ des obligations impartis aux différents intervenants engagés auprès de ces personnes et de ceux qui accompagnent leur cheminement. Ils sont, les uns et les autres, garants et médiateurs d’une exigence élevée de la solidarité et de la sollicitude. Quelles que soient les circonstances et les apparences, ne convient-il pas de préserver ce que signifie l'humanité d'une existence, de viser à lui épargner ce qui est de nature à la déqualifier, à la disqualifier de manière irrévocable ?
Dans la relation tellement spécifique qui se construit jour après jour à travers le compagnonnage de la relation de soin, les valeurs à préserver relèvent essentiellement de la qualité du rapport tissé avec la personne, de cette alliance complexe et évolutive qui ne peut jamais se satisfaire de considérations seulement théoriques. Tout nous renvoie à la qualité d'actes quotidiens volontaires, constants et résolus, dans un contexte où l'idée même de maîtrise semble se convertir en devoir d'accompagnement. À la mesure et au rythme des évolutions propres à la personne, en toute lucidité et de manière cohérente, la préoccupation consiste à reconnaître et à maintenir les capacités qui demeurent, les facultés qui en dépit de leur progressive atténuation rendent encore possibles une évolution, un projet aussi limitatifs soient-ils. En fait, il importe d’être réceptif à une attente complexe, très rarement explicite, qu'il n'est que peu évident d'honorer comme on souhaiterait idéalement le faire. Les obstacles rencontrés dans la communication, les contraintes de toute nature, y compris institutionnelles, ne favorisent pas toujours la capacité d'une attention et d'une écoute d'autant plus nécessaires dans un contexte par nature restrictif. Dans ces situations très particulières, la personne et parfois plus encore ses proches éprouvent – plus que tout – le besoin de reconnaissance, d'attachement, de considération et de réassurance.
Notre réflexion pourrait être ramenée à quelques interrogations peut-être quelque peu théoriques. Qu'en est-il de la liberté humaine, dès lors qu'elle semble affectée par des altérations psychiques irréversibles qui provoquent une perte d’autonomie progressive évoluant jusqu’au stade de la dépendance extrême ? Comment situer la relation à l’autre alors que semble partiellement ou totalement compromise la faculté de réciprocité dans le cadre d’un véritable échange ? Qu'en est-il de la liberté d’appréciation dans les pratiques professionnelles et des critères sollicités dans la prise de décision, dès lors qu’ils concernent une personne entravée dans ses facultés d'exprimer ses préférences, de faire valoir ses droits, de consentir explicitement ? Qu’en est-il en pratique de l’expression de notre respect à son égard lorsque l’expression même de son humanité semble se dissiper et perdre en consistance, au point de la contraindre à des postures attentatoires à ce que serait sa dignité ? La personne atteinte de la maladie d’Alzheimer serait-elle à ce point différente et distante des critères attachés à l'idée d'humanité, qu'elle en deviendrait, du fait de cette étrangeté, l’exclue des droits fondamentaux de l’homme ?
Il faut pouvoir se situer à hauteur de défis qui sollicitent au-delà des seules compétences techniques, cela d’autant plus que les intervenants – notamment au domicile ou la nuit dans les institutions – sont souvent isolés sur le front d'un engagement qui épuise les forces et parfois même les meilleures résolutions. Ils sont en charge des conditions, des possibilités d'une relation et d'un projet de soin (mais également « d’un projet de vie ») que doivent encadrer des règles visant à préserver – dans la mesure du possible – la faculté d'expression et d'exercice d'une liberté, mêmes fragmentaires, limités. Le déficit ou la perte d'autonomie psychique ne sauraient justifier les renoncements, dès lors qu’il conviendrait au contraire de valoriser les capacités qui subsistent. Une véritable inversion des logiques et une mise en cause des habitudes semblent s’imposer afin de réhabiliter le sens là où les préoccupations simplement humaines ont été révoquées. Notre conception des droits inaliénables reconnus à la personne constitue l'expression d'un engagement à son service, je veux dire pour servir son existence et sauvegarder ainsi son humanité même. Il s'agit donc essentiellement de se fixer l’objectif d'un projet d'accompagnement soucieux de l'accomplissement d'une existence jusqu'à son terme, au plus loin dans sa faculté d'être et de devenir dans un processus d’achèvement et peut-être de réalisation intérieure.
La personne affectée d’une maladie qui stigmatise ne serait-ce que dans son assimilation à la notion de démence ne nous concerne-t-elle que comme un malade atteint d'une pathologie qui trop souvent déjoue nos stratégies thérapeutiques, ou alors comme ce membre à part entière de notre communauté humaine qu'il convient de considérer, de protéger en sauvegardant les conditions de son maintien au vif de nos préoccupations ? Énoncer de telles questions, c'est circonscrire le champ imparti aux interventions mais également le cadre éthique susceptible d'éclairer les choix et les positions à défendre. Il semble évident que faute de convictions parfaitement étayées et plus encore d'une réelle résolution partagée, rien ne pourrait justifier et structurer une présence effective auprès de ces personnes de nature à leur témoigner un inconditionnel respect.
Qu’en est-il de la justesse d’un soin, de l’équilibre à trouver afin d’éviter une médicalisation outrancière de la vie qui demeure, ou alors une errance institutionnelle équivalant à une situation intermédiaire entre vie et mort dont on ne saisit plus au juste qu’elle en est la justification ? En phase évoluée de la maladie, où se situe la personne : encore du côté de la vie ou déjà dans les parages de la mort ? Comment prendre position et se situer pour lui témoigner la disponibilité d’un soin ramené parfois à la simplicité d’un nursing, d’une présence dont on ignore en fait la réelle portée ? Cette absence progressive en soi et de soi, de son vivant, est parfois perçue comme « la mort dans la vie », une insulte en quelque sorte à l’idée de dignité. Cela ne confère que plus de valeur à l’intelligence, à l’invention d’un soin qui assume sa fonction et ses missions en dépit de ce qui semble le réduire à si peu. C’est pourquoi j’éprouve tant de considération à l’égard de ceux qui portent le message de la vie et soutiennent un engagement de vivant à vivant, là même où le lien à l’autre menace de rompre à tout instant. Le soin témoigne ainsi d'une disponibilité active au service d'un homme parmi nous. À l'engagement résolument éthique de ceux qui soignent, doit donc répondre la volonté solidaire d'une société plus attentive à ses responsabilités. C'est envisager dès lors une cohésion susceptible de préserver la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer de ce qui menace d'abolir le sens de son existence au cœur de notre humanité.