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"Si la protection des lanceurs d’alerte, symboles et symptômes de la crise profonde de régime et de civilisation que nous traversons, est essentielle, nous ne pourrons faire l’économie de repenser collectivement ses causes. "
Par: Nicole Marie Meyer, Chargée de mission à Transparency International France /
Publié le : 31 Mars 2016
Le 2 avril, Nicole Marie Meyer participera à la soirée de l'Espace éthique lors de la Nuit des débats pour une discussion autour des lanceurs d'alertes. Elle nous livre une première approche des enjeux qui seront abordés le 2 avril.
Trois débats exceptionnels auront lieu ce soir du 2 avril, autour des lanceurs d'alertes, des états d'urgence, et de la marchandisation du corps.
Découvrir le programme de la Nuit des débats
« La vertu civique est fragile. Si l’on se persuade que les systèmes politique et économique sont pipés, chacun se sentira libéré de ses obligations civiques. Quand le contrat social est abrogé, quand la confiance entre un Etat et ses citoyens disparaît, on peut être sûr de ce qui va suivre : la désillusion, le désengagement, ou pire encore ».
Joseph E. Stiglitz, La grande fracture (2015)
À la confluence des philosophies de la liberté, de la justice et de la vérité, du droit romain et de la common law, le droit d’alerte, extension de la liberté d’expression, s’affirme autour du XXIème siècle, à la faveur de crises politiques, sociales, sanitaires, nationales puis mondiales, - sous la double pression des sociétés civiles en lutte contre l’abus de pouvoir, et des Etats en lutte contre la fraude commise à leur encontre. Au cœur de la lutte pour les droits de l’homme, comme de la raison d’Etat, la figure du lanceur d’alerte émerge, sur fond de creusement des inégalités, d’épuisement des ressources et de vacillement démocratique.
Selon l’historien grec Polybe (208 – 126 av. J-C)[1], la démocratie repose sur trois piliers : la participation de tous les citoyens au pouvoir, leur égalité face aux droits et devoirs, et la liberté de dire la vérité (ou parrhèsia), liberté de dire la vérité - au risque de ses biens ou de sa vie. Du courage de dire la vérité, vertu individuelle en régime despotique - souvenez-vous de Platon face au tyran Denys, lequel le fait vendre en représailles à Egine comme esclave[2]- , à la liberté de dire la vérité, structure du politique en régime démocratique, ce concept grec de parrhèsia est débattu de la cité athénienne à la fin de l’Empire romain, puis s’enfouit dans l’intime avec la direction de conscience chrétienne, comme Michel Foucault l’analyse dans le Gouvernement de soi et des autres[3]. Dans l’orbe de la devotia moderna et du libre-arbitre, il ressurgit sur la place publique aux XV° et XVI° siècles, au cœur des guerres de religion, avec les philosophies de la liberté (liberté de penser et de croire), dans les deux camps - puisqu’Erasme est un tenant de la vérité, une vérité émancipatrice. Notons par ailleurs que certaines constitutions, notamment liées à la République de Venise, inscrivent dès le Moyen Age dans leur loi fondamentale un dispositif pour lutter contre la fraude fiscale, l’abus de pouvoir, les conflits d’intérêts et garantir l’équité de la justice. (Il en est ainsi du Statut de Raguse, comme l’a relevé Florence Hartmann[4]).
En 1776 en Suède, la première loi connue en faveur de la liberté de l’information garantit le droit pour un lanceur d’alerte de saisir autorités ou presse – créant une incrimination pour les représailles à son encontre. En 1778, en pleine Guerre d’Indépendance et suite à la plainte de dix marins visant à destituer leur commandant, le premier Congrès américain leur donne raison et promulgue la Résolution suivante[5], anticipant le Premier amendement : « C’est le devoir de tout agent public, comme de tout citoyen, de signaler immédiatement au Congrès ou à toute autorité toute inconduite, fraude ou délit commis par un agent public ». En 1789 l’Assemblée Nationale française, en l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, édicte : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. » Il faudra attendre des scandales publics majeurs et respectivement 1978 et 2013 pour qu’une protection explicite garantisse ce droit implicite accordé à l’agent public américain et français.
Plus près de nous, 1863 marque par convention la naissance du droit d’alerte, au cœur de la Guerre de Sécession, avec le False Claims Act (ou Loi Lincoln, révisée en 1943 et 1968), dispositif fédéral protégeant les Etats-Unis de marchés frauduleux. Cette procédure de qui tam condamne au versement d’une amende triple des fraudes commises à l’encontre de l’Etat, du double des salaire dus au lanceur d’alerte licencié, à sa réintégration, outre de lourds dommages et intérêts et la prise en charge des frais de procédure, hors les sanctions pénales qui peuvent s’élever à dix ans de prison. Le salarié lanceur d’alerte perçoit par ailleurs jusqu’à 30% de l’intégralité des sommes collectées par l’Etat. Nos entreprises connaissent bien, parfois à leurs dépens[6], les législations successives anticorruption américaines puis britanniques, à portée extraterritoriale (FCPA[1977], SOX[2002], Dodd-Frank Act [2010] ou UK Bribery Act [2011]), mises en place dans la lignée du False Claims Act, au bénéfice des trésors publics respectifs. Sachant que la dernière crée en outre une incrimination pour le délit de défaut de prévention de la corruption au sein d’une entreprise.