texte
editorial
"Au-delà d’un mot-valise difficile à circonscrire, d’une nouvelle mode ou promesse, nous percevons l’intérêt d’appréhender ce phénomène d’un point de vue véritablement interdisciplinaire, en croisant les enjeux épistémologiques, éthiques et politiques"
Par: Léo Coutellec, Maître de Conférences en épistémologie et éthique des sciences contemporaines, directeur de l'équipe « Recherches en éthique et épistémologie » (Université Paris-Saclay, INSERM, CESP U1018), membre de POLETHIS et de l'Espace éthique/IDF / Paul-Loup Weil-Dubuc, Responsable du Pôle Recherche, Espace de réflexion éthique Ile-de-France, laboratoire d'excellence DISTALZ /
Publié le : 12 Octobre 2015
Le phénomène « big data », par lequel on désigne aujourd’hui la production, le recueil et stockage de données en grand nombre, est investi de grandes ambitions dans le champ biomédical : mettre au jour de nouvelles vérités scientifiques, comprendre l’étiologie des maladies, identifier de nouvelles réponses thérapeutiques ou préventives.
Ces espoirs sont permis par la puissance de techniques numériques capables de collecter et de traiter des données issues de disciplines, de terrains d’expérience et de sources différentes (examens médicaux, réseaux sociaux, objets connectés) embrassant, pourrait-on penser, la totalité du réel et du possible. De ces données émergeraient des corrélations, voire des causalités jusqu’alors insoupçonnées. Le phénomène « big data » représenterait à cet égard l’opérateur d’un saut en précision aussi bien pour comprendre les mécanismes physiopathologiques que pour les anticiper ou les prévenir. Ici, la vigilance éthique doit néanmoins rencontrer le travail épistémologique quant à la façon d’appréhender le statut nouveau que prennent les données. C’est au prix d’un travail exigeant sur les transformations induites dans notre rapport au savoir par les big data que l’espoir de recherche qu’elles suscitent ne sera pas sacrifié sur l’autel de l’économie de la promesse. De collecter toujours plus de données, savons-nous mieux ? Ne doit-on pas maintenir la place pour une réflexivité entre les données et les savoirs que nous pourrions en extraire ? Telles sont les questions que les sciences doivent pouvoir continuer de poser.
La réflexion éthique sur les big data doit aussi nous permettre d’aborder les enjeux politiques qui y sont liés. Les infrastructures technologiques autour des big data appellent de lourds investissements et autant de moyens pour les maintenir et les faire évoluer. Dans une période de restriction budgétaire, des choix s’opèrent sur les orientations de la recherche et, inévitablement, des voies d’avenir entrent en concurrence. Comment éviter que l’engouement autour des big data ne se transforme en prophétie auto-réalisatrice qui rendrait indispensables des approches biomédicales impliquant de lourdes et coûteuses infrastructures technologiques ? Comment faire en sorte que la génération massive de données se solde par un véritable gain des citoyens en autonomie et qu’elle ne soit pas un facteur supplémentaire de discrimination et de déterminisme socio-économique ? Le big data ne risque-t-il pas d’ouvrir une trappe où tomberaient tous les éléments non-numérisables de la vie humaine et notamment sociale : le vécu d’injustices et de souffrances qui, encore moins que par les mots, ne peuvent se dire par les données ? Si le big data peut être un nouveau bien commun – le « partage des données » - il peut aussi être l’opérateur d’un perte en solidarité dont la perspective d’une assurance sociale devenue sélective pourrait être un visage.
Le phénomène big data est aujourd’hui un enjeu partagé par toutes les disciplines scientifiques, par les praticiens comme par les chercheurs. C’est aussi une réalité quotidienne, là où l’avalanche de données se manifeste par des changements de pratique, des saturations technologiques ou de nouveaux dispositifs de surveillance, de traçage et de ciblage marketing. Au-delà d’un mot-valise difficile à circonscrire, d’une nouvelle mode ou promesse, nous percevons l’intérêt d’appréhender ce phénomène d’un point de vue véritablement interdisciplinaire, en croisant les enjeux épistémologiques, éthiques et politiques.
C'est pourquoi notre équipe y consacre désormais une réflexion approfondie au sein de l'Espace éthique.