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"J’ai mis longtemps à comprendre qu’il n’y avait finalement pas de lieu « où l’on devait être ». Il y avait certes des attentes sociales, pronostiquées par des connivences humaines de façon tacite ou pas. Tout cet apparat paraissait en réalité bien illusoire. Dans la vie, le plus important n’était pas le point d’arrivée, mais les pas, la route de vie pour y parvenir, laquelle était singulière à chacun d’entre nous."
Par: Anne-Lyse Chabert, Philosophe, Département de recherche en éthique, Espace éthique région Île-De-France /
Publié le : 08 juin 2015
Parler de mon existence avec mes mots, mon style de philosophe, habituellement soigneusement dégagé de tout investissement personnel explicite… L’entreprise n’était pas si simple pour moi que j’aurais pu croire. Avant les mots, il y a la pensée : ici, il me fallait faire un travail de bilan introspectif, de flashback parfois plus ou moins douloureux. Bref, m’exposer dans toute mon authenticité aux autres, en commençant par m’exposer... à moi-même.
Après réflexion, il m’a semblé important de ne pas écarter cet éclairage philosophique qui est un des bagages de ma vie, même s’il est toujours « en construction ». Il fallait au contraire le mettre au service du thème pour lequel on m’avait convoquée : témoigner de ma propre expérience de la maladie, de comment je m’étais construite avec elle, contre elle parfois, reconstruite dans son ombre quand il avait fallu ; ce qui me tenait dans la vie, comment j’en découvrais quotidiennement un sens malgré la menace constante de la maladie, cette épée de Damoclès qui planait et planerait toujours sur mes projets.
Et là, je me suis heurtée à une seconde difficulté : ma vie avait-elle un sens à reconquérir du fait de la maladie ? Ou à conquérir tout simplement, comme celui qui concerne chacun de nous ? Voyait-on de l’extérieur dans ces existences dont nous sommes porteurs, une lacune de sens à combler ? À rediriger vers un sens « normal » de la vie ? Et si oui, quel était-il en fait ?
Comme l’écrit si justement Christian Bobin1, que l’on boite ou que l’on courre, on va toujours vers le même point, la mort. Peu importe le temps qu’on met. La vraie question, celle qui devrait tous nous animer quotidiennement en filigrane, c’est : « qu’est-ce que je vais faire de ce temps qu’on me donne, de quelles décisions vais-je choisir d’habiter ma vie ? » Ce n’est pas tant de la mort dont je veux parler ici mais de ce que provoque sa conscience en nous : celle de savoir que la vie est finie, qu’elle est un cadeau plus ou moins âpre qui se renouvelle tous les jours, que nous devons la savoir immensément précaire et fragile en dépit de ce que trahissent souvent nos comportements de routine, nos comportements d’habitude.
Alors ce temps fini, que j’ai l’envie de vivre au mieux, et ce indépendamment de toute référence religieuse, qu’est-ce que je vais y mettre ? Comment concilier les infinies contradictions de l’existence pour donner un sens à sa vie ?
Cette question du choix que l’on assume, c’est aussi celle d’une souffrance propre à chacun d’entre nous. N’être jamais certain que l’on est là où on devrait être, que l’on a fait les bons choix de vie dans ces grands moments carrefours des décisions engageant l’existence entière ; que l’on se tiendra à ces choix une fois la fougue passionnée de la décision passée. Et surtout qu’on a exclu avec prudence les passages de vie qu’on aurait pu emprunter, mais dont l’urgence du « tous les jours » nous a contraints à nous détourner au profit exclusif d’un seul.
J’ai mis longtemps à comprendre qu’il n’y avait finalement pas de lieu « où l’on devait être ». Il y avait certes des attentes sociales, pronostiquées par des connivences humaines de façon tacite ou pas. Tout cet apparat paraissait en réalité bien illusoire. Dans la vie, le plus important n’était pas le point d’arrivée, mais les pas, la route de vie pour y parvenir, laquelle était singulière à chacun d’entre nous. Notre charge à tous, c’était de dé-couvrir la voie qui nous était propre, et d’y frayer notre vie. Ni plus ni moins qu’une seule rose ou un peu d’eau. Ce qui ne retirait rien à l’angoisse de vivre, de chercher, sans la certitude de le trouver, un sens à notre existence. Nous étions finalement tous des créateurs en puissance, des artistes potentiels rien que par le fait que nous étions là2. De mon côté, comment avais-je tâché de vouloir ma vie ? Comment avais-je choisi de la faire mienne, métaphoriquement de la « danser »3 ?
Il serait malhonnête de ne pas reconnaitre dès le départ que ces réflexions n’ont pas animé mon parcours : je n’ai jamais appris que « sur le tas », au fil des difficultés et des joies que j’ai pu traverser en avançant dans la vie. La vraie philosophie a toujours un temps de retard : la seule véritable école, c’est l’école du réel4. Quelles avaient été mes ressources pour faire face à une identité à construire sur un terreau si instable ?
J’ai eu moi aussi mes moments de maltraitance pour moi-même, d’aveuglement acharné et de lutte désordonnée, éparpillée. J’ai voulu moi aussi sans doute mourir à ma manière à un moment de ma vie. Et puis, un soubresaut tout inconscient et d’une force incroyable m’a finalement ramené, malgré moi : j’ai choisi de vivre, et de vivre au mieux.
J’ai été projetée toute jeune dans cet univers du différent, du « pas souhaité » dès que je sortais du cocon maternel. Je n’ai jamais grandi qu’en milieu ordinaire, où ma place ne cessait de se rétrécir, de sonner de plus en plus faux avec l’évolution du handicap, des comportements qu’on me reprochait trop souvent, dans cette méconnaissance facile de la pathologie. J’étais, selon les points de vue, pataude, brouillonne, peu attentive à mes gestes. Et pourtant il y avait une telle retenue dans chacune de mes attitudes, une telle attention ; une telle volonté de ne jamais quitter ce milieu qui ne me voulait pas, qui ne me comprenait déjà plus. Au moment où j’écris ces lignes, l’émotion me surprend : comment ai-je fait pour continuer malgré tout ? Comment cette petite gosse de dix ans qui ne semblait en rien différente des autres, avait-elle pu se construire dans cette immense tourmente ?
Il est vrai que je n’ai jamais été seule dans ce combat. J’ai eu trois mamans dont une seule me reste à présent, même si les deux autres ne m’ont jamais vraiment quittée. Elles m’ont légué tour à tour de leur force, de leur endurance, et surtout toute leur belle résistance. Ces femmes, ce sont ma grand-mère, ma tante, et ma mère, bien entendu. Chacune tient une part extraordinaire dans ma vie. Des amis, des proches, de ces rencontres parfois si ouvertes sur l’avenir, personne n’a pu s’investir à ce point dans mes projets, mettre à ce point sa vie au service de mon combat que ces trois femmes. Je leur rends grâce ici. Si j’ai pu grandir, prendre la vie au bras le corps plus tard, c’est sans doute en grande partie grâce à ce soutien protecteur. Avec de l’amour, de la confiance, les pas de n’importe quel enfant peuvent devenir tellement plus solides quelques années après.
Je n’ai donc jamais été seule, en dépit de la grande liberté qu’on a pu me laisser pour me réaliser, en dépit des absences de ma famille qui paraissaient parfois cruelles de l’extérieur, mais que j’avais toujours revendiquées à cor et à cri, au prix d’un certain nombre de souffrances il est vrai. Mais là aussi, ces souffrances avaient le privilège pour moi et la saveur authentique d’être mes souffrances à moi, à partager ou garder selon ce que je voulais en faire.
Le reste était là, dans cette écriture du vécu qui cherchait depuis si longtemps à se faufiler sous toutes les formes où elle pouvait. Qui avait été longtemps un poids en gestation, un peu douloureux, et sans promesse d’une réalisation future ; qui n’avait pas souvent trouvé l’épanouissement dont elle était demandeuse… Mais qui était restée, comme une injonction vive à l’existence, à la joie de « penser ». Une tension vitale qui aurait pu s’incarner dans toute autre façon de créer selon les circonstances, les possibilités (la peinture ? La danse ? La musique ?), qui n’émanait sans doute que d’une façon de vivre, et qui en était également l’expression.
Une amie, à qui je parlais de certaines de mes angoisses propres aux incertitudes de vie qu’amplifie ma maladie, m’a dit un jour qu’elle se sentait rassurée, et peut-être plus proche de moi, devant cet aveu tout simple de ma propre faillibilité. « Anne-Lyse, je ne t’ai jamais vu autrement que tout sourire, alors je me demandais… »
Je lui ai répondu que bien sûr que j’avais peur, tout le temps ; bien sûr que je savais que le temps, les évènements, s’écouleraient sur moi à un rythme qu’il me faudrait, qu’il me fallait déjà sans cesse défier pour continuer à vivre avec les miens, dans ce milieu ordinaire où tout semblait pourtant me repousser, ne serait-ce que par le biais des objets et du manque d’accès, de l’ignorance et de la bêtise parfois. Mais cette lutte permanente devait-elle entacher le caractère joyeux de l’existence ? Je crois même que j’avais fait un appui de cette joie si simple, si authentique, qu’elle m’aidait à tenir droite dans mon « tous les jours »…
Aujourd’hui, ma vie est en permanence hantée par des doutes, des questions sur l’avenir : ce qui s’affiche comme joie sur mon visage n’est jamais que le versant des blessures laissées par la dureté du réel, de l’angoisse assumée de celles qui viendront. J’en ai accepté la cruauté toutefois, échappant à ce que je pouvais éviter, prenant les autres difficultés à bras le corps. C’est aussi sur cette économie de la souffrance que reposait tragiquement notre liberté d’être humain, notre capacité à se rendre, dans la mesure du possible, maitres de nos vies.
Dans ce chemin, la confiance ne m’a jamais abandonnée, même dans les situations qui m’ont paru, après coup, les plus désespérantes ou du moins les plus dignes de désespérer. Confiance en l’avenir, en ce qu’il me donnerait ou me retirerait, en ce que j’aurais à savoir en faire. Il nous fallait à nous autres ataxiques ou malades chroniques de façon plus générale, un moral d’acier contrairement à l’idée trop souvent véhiculée : il nous fallait être bien plus résistant que l’ordinaire des gens paradoxalement…
Je regarde à présent en arrière seulement en vue de ne pas reproduire ce qui m’a paru a posteriori un chemin qui ne menait nulle part5 ou qui se tramait dans des ornières qui ne m’appartenaient pas ; ce n’était pas pour moi, alors sans regret. C’est sur l’avenir que je me concentre, il y a tellement à faire, déjà…