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"Il est nécessaire que des médecins et des soignants formés à une telle médecine qui est en train de se réinventer aujourd’hui comme on le voit autour des personnes âgées fragiles alimentent la réflexion citoyenne dans une société où prévaut encore une large phobie de la mort et où tendent à se généraliser des qualifications hâtives d’indignité."
Par: Daniel Dreuil, Médecin gériatre, délégué au lien Ville-Hôpital, CHRU de Lille /
Publié le : 30 Mars 2015
Autour de la fin de vie au grand âge et partant de mon expérience de gériatre exerçant en unité de soins de longue durée, je propose d’explorer quelques vécus majeurs, partagés par la plupart des personnes vivant aujourd’hui en institution et qui se situent aux frontières de la fin de vie : l’expérience de la fragilité, les vécus de dépendance et d’attente, l’épreuve de la désorientation. Ces vécus sont essentiels à évoquer car ils sont massifs, encore insuffisamment accompagnés et désignent les enjeux de nouvelles approches médicales et soignantes. Sur ces bases, nous aborderons dans un deuxième temps le débat sur la fin de vie, autour d’une notion centrale, la notion de la dignité. On verra en quoi le nouveau regard soignant porté sur la vieillesse fragile et dépendante peut nous aider à comprendre les obscurités et les pièges de cette notion problématique de dignité de la fin de vie si souvent invoquée dans le débat.
Le vécu de fragilité ne doit pas se confondre avec la vulnérabilité bien que les deux notions soient proches. Chez les professionnels de la santé et du social, la vulnérabilité évoque plutôt une situation psychosociale – on parle aussi de précarité pour le versant social. Le concept de fragilité (frailty), lui qui est apparu il y a une vingtaine d’années dans le domaine de la gériatrie, correspond à un état de santé défini comme instable et à haut risque de décompensation qui peut rapidement évoluer vers la dépendance ou la mort. La fragilité représente une porte d’entrée et un visage important de la fin de vie au grand âge. C’est d’abord un état de l’organisme, un état pathologique particulier, qui est plus qu’une maladie. L’organisme fragile est un organisme qui manque d’homéostasie et qui va décompenser en cascade, un peu à l’image d’une suite de bascule de dominos. Une banale infection, accompagnée d’un jeûne, va entraîner dans l’organisme fragile une insuffisance rénale qui à son tour va retentir sur le cœur et se terminer par une chute avec impossibilité de se relever puis aggravation secondaire de l’insuffisance rénale et confusion mentale. Cet effet domino est aussi un effet papillon : il suffit d’un déclencheur minime par exemple une infection urinaire, pour déboucher sur une catastrophe à l’échelle de l’organisme. La médecine de la fragilité est une médecine de l’attention à tous les organes, elle implique une attention aussi à des détails de la vie de tous les jours (la personne peut-elle encore faire ses courses, comment marche-t-elle, le logement est-il adapté, sa prothèse dentaire est-elle toujours adaptée) et cette médecine de l’attention passe par une sorte de réapprentissage de la médecine – ne serait-ce qu’une nouvelle forme d’évaluation diagnostique beaucoup plus multidimensionnelle et fonctionnelle que ne l’est l’examen médical standard. Deuxième point, la fragilité n’est pas qu’une caractéristique interne (à l’image d’un verre fragile), elle correspond à une extrême sensibilité aux variations de l’environnement dans toutes les extensions physiques et humaines du milieu – cette exposition aux « infidélités du milieu » selon la belle expression de Georges Canguilhem est donc la deuxième caractéristique du sujet fragile [1]. Le sujet fragile est plus sensible, au froid, au chaud à toutes les variations du milieu. Les facteurs déclencheurs peuvent être minimes : un chauffage mal réglé, un matelas de mauvaise qualité, un tapis mal placé qui n’auraient formé qu’un inconfort banal pour un sujet sain, pourront déclencher chez le sujet fragile une série de décompensation graves aboutissant à une cascade pathologique fatale, une hospitalisation en urgence, parfois un décès. L’enjeu est ici dans une prévention et dans un accompagnement très attentifs à des obstacles, des infidélités du milieu qui peuvent paraître facilement surmontables quand on est en bonne santé et qui ne le sont pas quand on est fragile. La canicule de 2003 avec l’afflux de décompensations en cascade qu’elle a déclenché forme une illustration saisissante de la réalité clinique et épidémiologique de la fragilité. Un troisième aspect crucial de la fragilité correspond à la conscience qu’en a le sujet fragile. Cet aspect est souvent laissé de côté dans la littérature scientifique et il est encore insuffisamment pris en compte. Un exemple peut permettre de le comprendre : le syndrome de chute à répétition. La chute à répétition et le syndrome post-chute sont emblématique de l’état fragile vécu et intériorisé: la personne qui tombe facilement et qui a du mal à se lever, finit par éprouver le sentiment d’une incapacité radicale en même temps qu’une peur intense à l’idée de marcher. Elle se vit comme disqualifiée et exprimer souvent l’idée d’une sorte de chute au sens métaphorique, une chute qui amorce la fin de sa vie. Etonnamment ce syndrome post-chute existe même chez les personnes qui ont perdu la mémoire et n’ont aucun souvenir des épisodes de chute. Le vécu corporel de fragilité implique donc une conscience fragile qui se situe, si l’on peut dire, en amont de la cognition et de la verbalisation… Encore peu reconnue en dehors de la gériatrie, l’expérience de la fragilité gagnerait à être mieux comprise, dans l’ensemble du champ du soin et de la médecine.
Si la dépendance n’est pas nécessairement synonyme de fin de vie (il y a des états de dépendance chronique et durables), la fin de vie comporte souvent l’expérience de la dépendance. Dans l’état de dépendance, on a besoin de l’aide venant des autres – soignants ou aidants, pour des choses que l’on pouvait auparavant faire seul. On dépend d’eux pour des actes qui relevaient d’une intimité perdue comme l’hygiène et le soin des parties dites « intimes ». Cette attente est souvent humiliante non seulement pour l’effraction de l’intimité mais précisément parce qu’on dépend désormais du bon vouloir d’autrui là où on était autosuffisant.
Annie Merle-BERAL, dans un beau livre intitulé La fin du temps – vivre et mourir en unité de soins de longue durée (2012) et qui évoque la fin de vie de son père en unité de long séjour, souligne la dimension d’inconfort intense associé à la dépendance : « le père est grabataire et il est tout à fait évident que la limite avec la maltraitance peut être ténue. Si un pli mal placé du drap qui s’est froissé n’est pas rapidement rectifié, il est dans un inconfort douloureux où les minutes paraissent des heures. Il vérifie avec colère qu’aucune action venant de lui-même ne peut résoudre le problème. Il sonne… Quand l’oreiller a glissé, le vieux cou contracté essaie vainement de redresser la tête sur un angle glissant mais elle tombe … et il doit recommencer son effort. Il en devient fou. C’est si peu de chose, un détail que toute sa vie il a réglé tout seul, un petit geste intime sur lequel personne n’avait droit de regard et qui devient désormais l’affaire de tous ! Il sonne, il sonne, il sonne… le pli du drap, le verre d’eau, l’oreiller de travers, détails minuscules dont l’incompréhension et l’impossibilité d’y remédier seul entraînent chez le père, aux prises avec autrui qui se dérobe, le vrai désespoir de sa condition. La sonnette est le cri de la dépendance désespérée »[2].
On comprend avec ce récit que le soignant ne peut réussir auprès du sujet dépendant que s’il comprend cette vérité exotique pour le bien portant : c’est l’attention au détail qui forme l’essentiel. Toute la philosophie du care est résumée ici : le soin réussi après un apprivoisement réciproque de jour en jour peut finir par devenir un moment d’échange, un langage de gestes et de reconnaissances où le contact corporel passe souvent avant les mots…
L’expérience du long mourir c’est aussi l’attente. Le poète Christian BOBIN résume cette idée de fin de vie dans l’attente : « Assis pendant des heures dans le couloir de la maison de long séjour, ils attendent la mort et l’heure du repas »[3]. Leur emploi du temps est constitué d’attentes : attente des repas, des soins, des toilettes, de quelques visites… Ils attendent d’autant plus qu’ils sont dépendants des autres pour des activités courantes qu’ils pouvaient assumer eux-mêmes dans leur vie antérieure, sans délai. Ils peuvent aussi attendre de manière intense quand ils sont atteints de troubles cognitifs – ne pouvant intégrer durablement les jalons temporels qui ponctuent l’attente et la rendent supportable. De manière générale, l’attente vécue en long séjour est ressentie comme écrasante. On pourrait aussi parler d’ennui mais « l’ennui » que l’on rencontre dans les maisons de retraites ou les hôpitaux de long séjour n’est pas simplement l’ennui passager et réversible de l’adulte jeune plongé dans l’inactivité. Il nous semble le plus souvent former une forme radicale d’ennui, profond et déprimé, durci par l’immobilité. Cette pénibilité s’exprime par la sensation d’un écoulement du temps trop long et par la perspective d’un avenir menaçant. Souvent la mort est évoquée comme horizon de ces attentes multiples et de cette attente généralisée. Curieusement alors que les récits d’attente anxieuse abondent dans la littérature, il reste à inventer une clinique et un prendre soin de l’attente[4]. Attente et dépendance sont deux expériences presque soudées. Ce sont deux expériences d’hétéronomie – au sens où l’hétéronomie serait le contraire de l’autonomie : l’attente est une hétéronomie face à l’« à-venir » source d’inquiétude et qui vient vers moi sans que je puisse rien en maîtriser, la dépendance est une hétéronomie face à l’environnement dont je dépends. Dans la situation vécue par la personne dépendante, ces deux phénomènes semblent se superposer presque entièrement[5].
La désorientation est omniprésente aujourd’hui comme modalité d’entrée dans la longue fin de vie. La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées sont fréquentes, elles sont graves et irréversibles. Les troubles de la mémoire occasionnent beaucoup de difficulté, de réminiscences décalées et anachroniques, parfois agréables mais très souvent difficiles ou contrariées. La désorientation dans l’espace et dans le temps contribuent à un autre vécu intense, celui de « se perdre », « d’être perdu », au sens de perdre ses repères. La personne qui se perd dans un couloir ou dans sa propre maison est une personne qui se sent perdue et qui aurait besoin d’un accompagnement permanent pour l’aider à se réorienter : aides humaines, aides techniques, réassurance, présence : il faut assurer une structure spatio-temporelle « prothétique ». Le vécu de la désorientation s’accompagne le plus souvent d’inconfort intense voire d’angoisses extrêmes et ce, même chez les personnes frappées d’anosognosie. Un vécu d’attente anxieuse généralisé s’instaure parfois : la personne attend sans cesse, ayant oublié qu’elle a parfois obtenu ce qu’elle attendait ; ne pouvant s’aider des repères temporels qu’elle n’intègre plus, elle attend en permanence. Après la fragilité, la dépendance et l’attente, cette quatrième dimension de la désorientation représente un véritable défi pour l’accompagnement et le soin de ces personnes. Je voudrais signaler au passage que des milliers de magnifiques initiatives anonymes font progresser tous les jours ces territoires du nouveau soin.
Pour conclure cette première partie, je voudrais témoigner d’une réelle évolution dans l’approche soignante du grand âge. Certes les conditions de vie et de fin de vie au grand âge posent un problème majeur, les obstacles sont importants et les témoignages de situations alarmantes abondent, comme l’ont souligné de nombreux observateurs et rapporteurs. Mais comme nous l’avons évoqué à propos de la fragilité et de la dépendance, on assiste aujourd’hui à un renouvellement en profondeur de l’approche clinique et éthique du grand-âge. Ces vécus et ces détresses sont aussi de mieux en mieux pris en compte, par des soignants mieux formés, par un dynamisme associatif croissant, par la mise en œuvre encore timide de promotion de la gérontologie et de la qualité des soins aux personnes fragiles, par des mesures favorisant une meilleure coordination des soins sur les territoires avec la recherche de règles de financement plus favorables pour la continuité et la qualité des soins… Ce mouvement, s’il est encouragé et développé, conduira à une amélioration sensible des conditions de vie des personnes fragiles et dépendantes et cette amélioration portera évidemment sur l’accompagnement des derniers moments de la vie, sujet de ce colloque.
La question de la dignité de la fin de vie apparaît très présente dans le débat sur la fin de vie et il nous paraît utile de le discuter ici, dans le contexte de la fin de vie au grand âge de personnes fragiles, dépendantes ou désorientées. Dans la proposition de loi Claeys/Leonetti (mars 2015) apparaissent en effet deux mentions de la dignité dans deux articles essentiels : au sein de l’article 1, avec une mention qui viendra compléter l’article du code de la santé publique relatif au droit à la santé : « toute personne a droit à une fin de vie digne et apaisée ». La dignité de la fin de vie est mentionnée aussi à l’article 2 centré sur les situations d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel en vie et qui introduit une collégialité obligatoire et le caractère contraignant des directives anticipées : en lieu et place d’une obstination déraisonnable, le médecin « sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie ».
Soulignons pour commencer cette particularité : tandis que la loi de 2002 énonce le respect de la dignité du patient en tant que personne (interdiction de ramener la personne à l’état de corps ou d’objet passif), on parle ici de « dignité de fin de vie ». On dira qu’il est logique, dans une proposition de loi sur la fin de vie d’appliquer la notion universelle de dignité à l’objet de la loi, à savoir la fin de vie. Il s’agit toujours, in fine, de respecter une personne et son humanité ainsi que ses capacités. Et la fin de vie ne serait qu’une situation spécifique d’application de ce principe. Mais en approfondissant l’analyse, on peut percevoir qu’entre le respect de la dignité de la personne et la considération de la dignité de la fin de vie [de la personne] la nuance n’est pas que formelle et n’est pas si éthérée. À la lecture attentive des publications autour de la fin de vie et de la proposition de loi, l’emploi de ce concept de dignité de la fin de vie apparaît plus complexe et hétérogène qu’il n’y paraît à première vue. De sorte qu’on peut découvrir un véritable glissement sémantique derrière la continuité du vocable de la dignité.
Pour éclairer cette hétérogénéité des significations, essayons de les saisir dans leur contexte argumentaire écrit de la proposition de loi. On peut en effet distinguer trois significations de la dignité (je mets d’emblée de côté, considérant comme acquise dans le débat autour de la fin de vie, la notion kantienne de respect de la personne en tant que fin en soi et jamais comme un moyen ou un instrument).
Premier sens, la dignité comme liberté : dignité humaine de choisir et décider, y compris des conditions de sa mort. L’esprit de la proposition de loi repose beaucoup sur cette idée de décision libre de la personne. D’où l’enjeu des directives anticipées par exemple qui elles indiquent une volonté du patient qui désormais s’imposera au médecin. Cette signification n’est pas problématique en soi, puisque c’est l’idée de la liberté, l’enjeu du respect du sujet et de sa capacité de décider de sa vie. Cet enjeu de la liberté de choisir sa mort et en particulier de refuser un traitement médical – si l’on n’est ni un enfant ni aliéné par une souffrance mentale – aurait gagné à être formulée de manière plus explicite en lieu et place du vocable de dignité qui apparaît ici inadéquat et flou. Ici, la loi de 2015 prolonge l’esprit de la loi Kouchner de 2002.
Deuxième sens : la dignité ou l’indignité des conditions de la fin de vie qui est attachée à la formulation de l’article 1 de la proposition de loi, pour une « fin de vie digne et apaisée ». Ce sens, abondamment développé dans le débat repose sur un utilitarisme moral qui n’est pas contestable et qui se fonde sur un constat de carence : les personnes en fin de vie sont trop souvent abandonnées à la souffrance physique et psychologique, par défaut (négligence) ou par excès (obstination thérapeutique). Cette situation apparaît aujourd’hui non soutenable et se trouve qualifié « d’indigne ». Ainsi l’exposé des motifs de la proposition de loi évoque « les conditions d’une mort peu digne d’une société avancée ». Notons au passage que dans cette dernière formule c’est la dignité de la société qui est en jeu et non la dignité de la personne : une société est indigne quand elle néglige la dignité de la fin de vie. Mais de manière générale, la dignité recouvre ici d’apaiser les souffrances et l’inquiétude, de ne pas abandonner. Notons que comme pour le sens de liberté de décider, là encore l’emploi de la notion de dignité semble trop large et même inadéquat pour exprimer précisément ce besoin d’aide[6].
Prolongeons notre discussion sur la dignité, à propos d’une autre expression du débat sur la fin de vie, qui reste centrale en 2015, l’expression « d’obstination déraisonnable » qui s’est substituée à celui d’« acharnement thérapeutique ». La grille de lecture éthique et volontariste qu’indique ce vocable d’« obstination déraisonnable » apparaît aujourd’hui trop large et trop floue en même temps que réductrice. A partir de ces situations dites « d’obstination déraisonnable », c’est la méthode de l’exercice de la médecine et du soin, dans leur globalité et dans les conditions d’aujourd’hui, qui doit être interrogée et renouvelée.
En effet, quand on étudie un peu dans le détail des situations qui ont été vécues comme « obstination déraisonnable » on y trouve constamment les mêmes ingrédients qui sont moins de nature comportementale ou morale mais plutôt d’ordre cognitif et épistémologique. Ce qui est en cause du côté de la médecine, c’est la compétence nécessaire à un soin de qualité. Le plus souvent la compétence sectorielle autour des problèmes médicaux est satisfaisante mais c’est une compétence plus complète qui manque : défaut de compréhension de la situation et de son contexte, manque de démarche de communication empathique et tenant compte de l’intensité des vécus des patients et de leurs proches ; très souvent on remarque un manque de cohérence d’ensemble : les problèmes sont correctement traités séparément, autour d’un organe, ou d’un problème à résoudre avec un respect des règles et protocoles mais sans que la finalité globale et à plus long terme du soin ne soit interrogée au fur et à mesure. De sorte que des enchaînements inopportuns ou nocifs peuvent se mettent en place et aboutir à une impression d’obstination. C’est ainsi, pour prendre une illustration, qu’une nutrition artificielle par sonde naso-gastrique, correctement indiquée au départ mais qui aurait dû être remise en cause par la suite en raison de la survenue d’autres problèmes graves ou en raison de son rejet par la personne, peut aboutir à aggraver une situation de détresse et à déboucher sur une forme de maltraitance. Cette succession d’objectifs thérapeutiques focaux et séquentiels qui ne s’inscrivent pas dans un processus d’ensemble, doublée d’un constant manque de coordination n’est généralement pas le fait d’une obstination revendiquée. Elle aboutit paradoxalement à donner cette impression d’obstination déraisonnable là où c’est finalement un problème de cohérence et de coordination qui est en question dans le pilotage du projet médical et de soin dans son ensemble. Attaquer ce problème de qualité et de compétence par des termes moraux et par la recherche d’une introuvable normativité juridique n’est peut être pas le meilleur moyen de le résoudre…
Nous touchons donc ici aux limites d’un débat sur la fin de vie dont l’expression centrale « d’obstination déraisonnable » montre bien qu’il s’est enfermé depuis des années dans le registre moral des attitudes et des comportements suggérant que tout est affaire de volonté et d’éthique, là où manifestement ce sont des compétences ou la qualité du soin qui sont prises en défaut. Cette remarque me semble confortée par le fait que la loi de 2002 et les importantes transformations auxquelles elle a donné lieu ont déjà donné lieu à un travail important de repositionnement éthique et moral en faveur des droits et de la liberté du patient et à l’encontre du paternalisme médical. Le recadrage éthique de la posture médicale par la loi a déjà eu lieu. Nous avions aujourd’hui à saisir de nouveaux enjeux et nous avons peut être manqué une occasion d’interroger aujourd’hui les conditions concrètes du soin auprès des personnes fragiles. En lieu et place nous assistons à un débat clivant et dramatisé entre les partisans de l’euthanasie et leurs opposants, focalisé sur la notion variable et obscure de la «dignité de fin de vie ». C’est en cela que la réflexion enfermée dans le registre moral et juridique me paraît manquer l’essentiel à savoir la question du soin.
Pour conclure on peut dire que la problématique de la fin de vie avait moins besoin d’une loi que de son inscription dans une politique de soins aux personnes fragiles, politique dont il faut dire quelques mots. Faut-il se contenter d’un plan national de développement des soins palliatifs ? Certes, le développement de ce secteur animé par des professionnels exemplaires et qui a contribué à la diffusion d’une culture médicale plus ouverte à des préoccupations de qualité de vie, apparaît pertinent. Pourtant, réduire l’amélioration de la médecine et du soin aux personnes menacées et fragilisées dans leur santé à un plan « soin palliatif », apparaîtra inévitablement réducteur et insuffisant. Le palliatif, par définition – opposition au curatif notamment – désigne une limitation : un secteur spécifique au sein de la médecine, une approche anti-curative dans une médecine qui veut et peut de plus en plus - et à juste titre – prévenir, réparer et guérir. De sort que face à la mort, l’enjeu réflexif et politique ne doit pas se limiter au développement de la dimension (un secteur) palliative au sein de la médecine mais d’impliquer toute la médecine pour l’engager dans une amélioration des soins aux personnes fragiles. Une médecine de la fragilité au lieu d’une sous-médecine de la fin de vie. Partant du modèle de la fragilité gériatrique mais en l’étendant, il s’agit de développer une médecine de l’attention, globale, fonctionnelle, interprofessionnelle et attachée à la continuité des soins [11]; une médecine palliative mais aussi active et thérapeutique. Cette médecine de la fragilité et de l’attention est évidemment compatible avec la préservation de l’expertise et de la compétence spécialisées, qu’elle doit englober. C’est ici qu’il paraît essentiel de faire de la formation une priorité. Et la première priorité logique consisterait en un renouvellement en profondeur de la formation des soignants et des médecins. Là encore, il ne s’agit pas seulement de former davantage aux soins palliatifs même si c’est utile : il faut mieux préparer les médecins et les soignants à une nouvelle médecine : nouvelles approches des malades et de leurs proches, à la psychologie, à la réflexion et au travail d’équipe et de collaboration... Il est nécessaire que des médecins et des soignants formés à une telle médecine qui est en train de se réinventer aujourd’hui comme on le voit autour des personnes âgées fragiles alimentent la réflexion citoyenne dans une société où prévaut encore une large phobie de la mort et où tendent à se généraliser des qualifications hâtives d’indignité. Pour qu’on se mette à considérer que la fin de la vie reste un temps de la vie, un moment d’intense expérience vécue, de reconnaissance, de solidarité, de transmission et d’apprentissage éthique... De sorte que s’éloigne le spectre inquiétant d’une disparition des personnes fragiles et en fin de vie bien avant que leur vie ne s’achève.