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"Le véritable enfermement sur soi vient davantage d’un sentiment d’insularité, né de l’incompréhension assez générale que semble susciter notre soudaine chute dans la maladie chronique ; né, plus encore que de son constat, de la peur qu’engendre en nous cette incompréhension, qui nous fait sans doute exagérer son importance."
Par: Philippe Barrier, Professeur de philosophie, Lauréat de l'Académie de Médecine, docteur en sciences de l’éducation, enseignant associé au Département de recherche en éthique, université Paris Sud /
Publié le : 07 Avril 2014
La question de la norme, de la normalité, qui traverse toute la société comme un enjeu fondamental, est cruciale dans le domaine de la santé, et donc du soin. D’abord, essentiellement, parce qu’en définissant le normal on définit en même temps l’anormal qui, le plus souvent, est assimilé au pathologique, que la médecine a pour charge de combattre. La représentation que soignants et médecins se font de la norme est un facteur déterminant dans l’établissement et le maintien du type de relation qu’ils entretiennent avec leur patient (autoritaire, paternaliste, contractuelle, émancipatrice). Mais le praticien s’en rend rarement compte, car les différentes approches de la norme véhiculées par le discours médical sont le plus souvent implicites.
Dans la formation initiale du médecin, elle est présentée comme un donné, un fait, alors qu’elle est une construction, et qu’à ce titre son approche pédagogique devrait être critique. Sauf dans des formations complémentaires, on apprend peu aux médecins l’histoire de la médecine, de ses découvertes, de ses impasses, de ses débats internes. Le reste du contour de la norme relève essentiellement de représentations induites par le caractère et l’éducation individuels, ainsi que par l’influence idéologique d’une époque, comme l’avait déjà souligné Canguilhem[1].
Tout impensé conduit à un aveuglement qui, même partiel, ne peut qu’être dommageable à une pratique ; en l’occurrence, dommageable à la relation de soin et au soin lui-même. Pour essayer de penser la norme dans ses multiples dimensions, je propose d’en ouvrir la réflexion à l’expérience « profane », je partirai de la mienne.
Je suis né gaucher dans les années 50, époque où l’on « corrigeait » les gauchers ; est-ce à dire qu’on voulait les punir ? Il fallait, en tout cas, redresser une situation, considérée comme anormale. Il m’était naturel de prendre un objet comme le crayon ou le porte-plume de la main gauche, on tenta pourtant de m’en dissuader puis de me l’interdire. Il me fallait donc admettre que ce qui m’était naturel était anormal aux yeux des autres, du seul fait qu’étant infiniment plus nombreux à prendre leur crayon de la main droite que ceux qui s’en saisissaient de la main gauche, ils avaient décidé que la norme était de leur côté, suivant le principe que le comportement du plus grand nombre est « normal ». Je fus donc décrété anormal par minorité statistique.
La normalité statistique tend à imposer le comportement majoritaire comme universel, et donc à interdire et supprimer le comportement minoritaire, déviant : elle entend normaliser. Cette normalisation impose donc, par exemple, que les gauchers soient supprimés en tant que tels ; c’est-à-dire, puisqu’il ne saurait s’agir de les éliminer physiquement[2], qu’ils doivent être convertis en droitiers. C’est que leur latéralisation spatiale inversée n’est pas seulement perçue comme une différence que l’on pourrait considérer comme neutre, mais d’emblée comme hostile, comme une opposition à la structuration spatiale du monde opérée par l’immense majorité que constituent les droitiers, c’est pourquoi elle doit être combattue.
Le fait que la différence, la variété, la « disparate » comme dit Canguilhem, soit considérée comme hostile, caractérise la fonction essentielle de la norme, qui est un concept polémique : « Une norme, une règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger. Concept polémique, en effet, que celui qui qualifie négativement le secteur du donné qui ne rentre pas dans son extension, alors qu’il relève de sa compréhension.[3] »
Pour illustrer ce dernier point, on peut dire que le concept de « bleu », par exemple, n’est pas polémique : il est descriptif et permet de distinguer ce qu’il désigne (une couleur) d’autres phénomènes (d’autres couleurs). Mais il n’a pas mission de qualifier négativement ce dont il se distingue, il ne vise pas à corriger les autres couleurs, à les peindre en bleu… Le concept polémique ne se contente pas de cette définition-description-distinction, il exclut. La norme ne définit pas seulement le normal, en qualifiant négativement ce qu’elle exclut, l’anormal, elle le définit comme dangereux, comme menaçant, comme ce qui doit être corrigé : l’anormal est pathologique.
Certaines époques sont particulièrement normalisatrices, c’est-à-dire considèrent comme déviantes et pathologiques les différences, surtout si elles sont très minoritaires. Elles entendent tout réduire à la normalité statistique. Pour elles, la reconnaissance de la diversité, et surtout de la singularité mènerait au règne de l’anomie, de l’absence de norme. Aucune diversité normative n’est envisageable. Il n’y aurait aucune exigence normative dans le comportement différent, considéré comme déviant.
Ainsi le gaucher se caractériserait moins par une latéralisation spatiale différente, que par le fait qu’il n’en a pas. En effet, cette inversion de la latéralisation n’étant pas considérée comme légitime, n’a pas lieu d’être ; elle est interprétée comme un refus de latéralisation spatiale, puisqu’il n’y en a qu’une de concevable et de légitime : celle de l’immense majorité des individus.
Or, si le gaucher estime « naturel » d’écrire de la main gauche, et éventuellement de droite à gauche, c’est bien qu’il obéit à l’exigence normative interne que représente sa propre latéralisation spatiale. Son exigence normative propre (auto-normativité) est donc contrariée par la tendance hégémonique de la norme statistique. On peut risquer que la normalisation statistique est totalitaire dans sa prétention à imposer son exigence comme universelle, et à ne reconnaître aucune autre exigence normative comme légitime ni comme possible. C’est la dictature statistique, ou dictature de la norme du plus grand nombre.
Le domaine des mœurs, et en particulier des comportements sexuels, est particulièrement susceptible de tomber sous le coup de cet hégémonisme statistique. L’hétérosexualité étant le mode de sexualité statistiquement dominant, tout autre mode de sexualité tend à être considéré comme déviant, comme anormal, et par conséquent comme pathologique, c’est-à-dire comme devant être rejeté ou corrigé. Rappelons qu’aux Etats Unis dans les années 50, les hommes convaincus d’homosexualité étaient soignés par des psychiatres et parfois soumis à des électrochocs[4]. Mais le comportement sexuel minoritaire peut être aussi criminalisé, ce fut effectivement très longtemps le cas en France pour l’homosexualité.
Cependant, si la norme a pour unique fonction d’exclure, combattre et corriger tout ce qui ne peut être inclus dans sa définition, reconnaissons qu’il est bien différents types de normes. Il est, par exemple, des normes morales, ou sans doute faudrait-il mieux dire « éthiques », qui reposent sur des valeurs universellement admises, dont nous ne chercherons pas ici à justifier le fondement[5]. Le respect de la dignité humaine en est une. Il implique, par exemple, le consentement du sujet pour tout acte exercé sur lui, consentement qui est la manifestation effective de sa liberté. C’est pourquoi le viol ne peut évidemment pas être considéré comme un mode de rapport sexuel moral. La loi visant, entre autres, le respect de la liberté individuelle, le viol est aussi un crime. Il est immoral et illégal. Il n’y a ici pas la moindre ambiguïté. Ce n’est pas parce que le viol est un comportement sexuel minoritaire qu’il est moralement et légalement condamné, c’est parce qu’il contrevient au principe moral de respect de la dignité de la personne.
Je passe par ces exemples pour montrer que l’exigence de la norme peut être légitime et éthique, et qu’elle n’a alors rien à voir avec une quelconque comptabilité statistique. La manipulation idéologique qu’opère la normalisation statistique, c’est de rabattre une soit disant exigence morale sur cette dictature de la norme du plus grand nombre, et de faire croire, par exemple, que l’homosexualité serait immorale du simple fait qu’elle est minoritaire. La normalisation statistique pratique donc un chantage moral, qui dissimule sa volonté hégémonique à tendance purificatrice, sous le prétexte d’une moralisation totalement injustifiée. Etant banalement hétérosexuel, je n’ai pas eu à éprouver sur le plan de la sexualité cette normalisation, mais l’analyse de ma simple situation de gaucher permet, de fil en aiguille, de démasquer ce tour de passepasse idéologique qui me semble délégitimer totalement la « norme statistique » dans sa prétention à la moralité.
En ce qui concerne ma « gaucherie », je ne restai pas longtemps dans ce statut d’anormalité pathologique. En effet, sur l’insistance de mes parents, et sans doute aussi du fait d’une certaine intelligence pédagogique de mes maîtres d’alors, on décida de me tolérer en tant que gaucher, c’est-à-dire de me permettre de l’être, à mes risques et périls. Je pouvais vivre en tant que gaucher dans un monde de droitiers. Encore pris dans les rêves de toute puissance de l’enfance, je fus sans doute un peu déçu que l’on n’inversât pas l’ordre du monde pour le soumettre à ma convenance…
Mais l’essentiel fut dans cette tolérance : ma singularité, ma « bizarrerie » était finalement acceptable aux yeux des autres, elle le fut donc aussi aux miens, autrement que sur un mode purement revendicatif. Je faisais bien partie de la communauté humaine, je pouvais espérer que nous puissions partager ensemble quelques valeurs communes.
Autant la stigmatisation, induite par le jugement moralisateur de la norme statistique, a un effet déstructurant sur l’individu visé et son rapport au monde, autant la tolérance de la différence (et, mieux encore, son accueil généreux) a un effet intégrateur et bénéfique, non seulement d’un point de vue psychologique et social, mais également éthique. Réintégrant la différence au sein d’une communauté ouverte, elle permet une saisie, moins de l’universalité des valeurs, que de la valeur universelle du lien humain, qui est comme la condition de possibilité de la mise en œuvre des valeurs.
La norme de santé, qui détermine et rejette le pathologique, n’a pas d’emblée cet effet stigmatisant de la normalisation. On pourrait dire que c’est en seconde instance qu’elle l’acquiert, lorsqu’elle a été « traduite » dans le langage institutionnel. Car la norme de santé première, la norme biologique, est le fait de la vie-même, qui est, comme dit encore Canguilhem « une activité normative[6] ». Cependant, la norme naturelle est violente, car elle menace d’exclure de la vie-même l’organisme chez lequel elle est défaillante. C’est pourquoi celui-ci combat spontanément le pathologique ; et l’individu humain le combat d’abord en le ressentant comme un danger qu’il cherche à fuir. D’où son appel au secours lancé à la médecine, lorsqu’il sent que ses forces propres défensives sont insuffisantes.
Mais la médecine, en tant qu’institution, semble tentée de réintroduire, et comme de force, la norme perdue ; ce qui est peine perdue, pourrait-on dire. D’une part car il n’y a pas de retour en arrière possible. D’autre part, parce qu’elle cherche alors à rabattre la norme de vie d’un organisme, c’est-à-dire d’une personne, sur une norme statistique confondue avec la norme biologique, qui, si elle s’en rapproche, tolère des variations individuelles telles qu’on peut la dire réellement singulière. Ce faisant, la médecine normalise, et stigmatise du même coup, tout en risquant de manquer sa mission thérapeutique, qui n’est efficace qu’ajustée par l’examen clinique.
Ce que fait le soin véritable, y compris dans sa dimension médicale, c’est de construire, dans un compromis intelligent et exigeant, une nouvelle norme de vie singulière. Forcément artificielle, puisque la norme naturelle à elle seule s’est révélée défaillante, forcément propre à la personne soignée, puisque cette défaillance révèle des caractéristiques qui lui sont propres, et que sa vie et son histoire sont forcément non seulement singulières mais uniques. Cette norme artificielle, ou seconde, se bâtit au sein de la relation de soin, par un travail normatif commun et de mise en commun de savoirs, d’expériences, de compétences. Le traitement médical en est le moyen, non la fin.
Alors le soin, le traitement, si le malade a pu se l’approprier en saisissant sa nécessité interne, c’est-à-dire sa normativité par rapport à la singularité de sa vie, ont un effet qu’on pourrait rapidement qualifier de « dé-stigmatisant », c’est-à-dire de reconstructeur, et d’éthique ; pour les mêmes raisons qu’on a mises en avant dans le processus social d’accueil de la différence.
Il peut sembler paradoxal, ou tout simplement excessif, de voir dans l’expérience de la maladie chronique, une sorte de mise à l’épreuve éthique. Posée en ces termes, cette proposition semble avoir quelque chose de moralisateur. En fait, la « moralisation » procède à l’envers, par rapport à un processus réellement éthique : elle pose d’abord la fin comme bonne, et justifie ensuite rationnellement le parcours en considération de cette fin initialement posée et proclamée bonne. Or, la bonne fin, la « fin bonne », se dégage d’elle-même, progressivement, et ne saurait être anticipée.
Elle est le fruit d’un processus éthique d’ajustements progressifs ; éthique parce qu’il produit des résultats éthiques c’est-à-dire faisant advenir des valeurs universalisables, et non parce qu’on l’aurait anticipé comme tel, dans une préfiguration faussée par son immobilisation « idéalisante ». Comme dans la pratique spirituelle (ou sportive), on gagne exclusivement ce que l’on fait, et dans la durée et la persévérance. On accède à un état de soi différent, et senti comme meilleur, comme plus ouvert (moins borné) et plus fluide (moins englué), une nouvelle dynamique de l’être, une dynamique d’échange et de ressourcement.
C’est évidemment un regard rétrospectif qui peut faire considérer l’épreuve de la maladie chronique comme mise à l’épreuve éthique. Il est cependant tout à fait relatif, car elle n’est jamais achevée, sauf par la mort, comme tout parcours. C’est d’ailleurs moins la rétrospection qui permet cette évaluation (ou réévaluation) de la vie, que le sentiment d’une poussée, plus encore que d’une avancée. Ou peut-être même d’un creusement, d’un approfondissement. Comme si l’on passait de couches superficielles de l’être à des couches plus intimes, plus profondes, et aussi plus déterminantes.
Ainsi, dans l’épreuve des contraintes qu’impose la maladie, la liberté perd peu à peu sa folle naïveté à se croire absolue, à se penser comme licence ou indétermination. Mais c’est dans la confrontation à la réalité, à ce qu’elle oppose comme résistance, qu’apprend à se connaître vraiment cette aspiration à « être ses possibles », qui est tout le contraire d’une saisie de la liberté comme vide à remplir ou comme élan sans détermination.
Et si la maladie semble parfois réduire le champ des possibles, elle en souligne pourtant la force et la légitimité. Et surtout elle permet d’en sentir toute la valeur. Elle fait entrer le sujet libre dans une économie de la vraie richesse, bien loin du gaspillage et du mépris des ressources, tant externes qu’internes. Elle peut rendre précieux le banal, en faisant prendre conscience que c’est l’usure du regard et l’habitude du luxe de la santé qui rendent banal le miracle de la vie.
L’expérience individuelle de la maladie chronique commence souvent par un renfermement sur soi, à cause de l’impact psychologique de sa survenue ou de sa découverte. On peut être enfermé dans un sentiment d’injustice qui nous rend presque hostile le reste du monde. Pourquoi moi, et pourquoi pas les autres, qui ne sont pas meilleurs que moi ? Le plus souvent, c’est davantage une émotion passagère qu’un réel sentiment qui s’installe.
Le véritable enfermement sur soi vient davantage d’un sentiment d’insularité, né de l’incompréhension assez générale que semble susciter notre soudaine chute dans la maladie chronique ; né, plus encore que de son constat, de la peur qu’engendre en nous cette incompréhension, qui nous fait sans doute exagérer son importance.
Néanmoins, le partage de cette expérience à la fois de la perte et, progressivement, d’un espoir de reconquête de soi, s’avère difficile. Il commence par le partage entre pairs, c’est-à-dire entre malades, plus aisé et décisif. Partage de l’expérience (par exemple en semaines d’éducation thérapeutique), plus encore que du discours. Il permet de rompre cette solitude qu’on croyait irrémédiable : d’autres que moi éprouvent, et résolvent à leur manière les mêmes difficultés que moi, ressentent comme moi ou différemment de moi des émotions comparables, liées à notre situation de santé. Et tous, nous tentons de vivre, à l’égal des autres êtres humains…
C’est ceux-ci qu’il va nous falloir aussi retrouver, au delà du cercle des « initiés », dans lequel il serait néfaste de s’enfermer. Et c’est en approfondissant notre pratique normative de régulation, non seulement de la maladie, mais de la vie avec la maladie, qu’on y parvient petit à petit. Parce qu’on finit par prendre conscience que toute vie humaine est une pratique normative de tentative de régulation de sa propre vie, pas forcément consciente d’elle-même, et donc pas forcément assumée ni réfléchie. Et puisque notre épreuve de la maladie, avec ses exigences finalement incontournables, nous a rendus nous-mêmes très exigeants (et parfois perforants) sur ce point, nous jugeons d’égale valeur et dignité, celle des autres, peut-être moins « chanceux » de n’être pas malades.
Nous pouvons sentir à quel point l’effort de tous est cette valorisation de la vie, même s’il se leurre parfois totalement, et produit au contraire violence et dévalorisation. Non pas que nous sachions ce que d’autres, plus épargnés que nous, peut-être, de certains aléas de l’existence, ne sauraient pas. Nous n’avons aucun privilège éthique. Mais nous avons senti peut-être plus fort que d’autres le drame de la brisure du lien à soi-même (dans la défaillance normative et la possible déchéance qu’elle entraîne), et surtout aux autres et au monde.
Et c’est bien ce lien, caractéristique de l’être au monde humain, qui finit par nous apparaître comme la valeur éthique par excellence. Le lien, qui n’est ni chaîne ni entrave, subie ou infligée, mais ouverture de l’être individuel à la trame indéfinie dont il est un point central pour lui-même en même temps qu’un élément. Le lien nourrissant au double sens où il est ce qui nous confère notre substance, et ce par quoi nous la transmettons nous-mêmes, tout aussi vitalement.