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"Malgré les formations, quand la démence franchit le seuil de leur unité, le raisonnement des soignants n’est plus le même. Les repères se fragilisent. On devient beaucoup plus frileux. L’approche du sujet désorienté se fait sous le signe de la méfiance. Et quand la démence s’appelle Alzheimer, la simple prononciation du mot souligne déjà une pathologie complexe et étrangère au service, annonciatrice de bien des problèmes."
Par: Béatrice Defalt, Cadre infirmier, Hôpital Broca, AP-HP /
Publié le : 11 Octobre 2007
J’illustrerai ma réflexion par une déclaration du psychiatre Jean Maisondieu : « Quand on refuse de se mettre à la place de l’autre, parce qu’on ne veut pas lui ressembler et que, de ce fait, on ne le traite pas comme un sujet respectable, mais au mieux comme un objet de soins, lui-même ne voudra plus non plus avoir aucun point commun avec sa propre personne et sera obligé de se démentifier. »
Voilà pourquoi Jean Maisondieu estime indispensable que le personnel au contact du grand âge apprenne à parler “ dément ”, car le dément est une métaphore vivante. Quand il se sauve, il peut vouloir dire : « Sauvez-moi ! » Et quand il ne mange pas, signifier : « Je suis une bouche inutile. » Ce langage est bien sûr difficile à accepter, mais quinze ans de soins infirmiers pratiqués à différents postes dans le secteur gériatrique, m’autorisent à penser que l’on ne peut effectivement pas soigner sans savoir.
Que savons-nous au juste ? Que la maladie d’Alzheimer existe ? Que le nombre de personnes en souffrant est de plus en plus élevé au sein de nos services gériatriques ? Que ces personnes sont atteintes de neuro-dégénérescence et non d’une arriération mentale ? Que cette maladie progresse le plus souvent vers la démence, c’est-à-dire une déchéance physique et mentale associée à une perte d’autonomie ? Qu’il n’existe actuellement aucun traitement permettant de guérir cette maladie d’origine encore inconnue, mais que les outils de dépistage ont considérablement progressé, comme les recherches ouvrant ainsi des pistes nouvelles ? Que l’on dispose de médicaments qui agissent positivement sur les symptômes ?
La presse spécialisée, les médias communiquent des chiffres galopants, plus inquiétants les uns que les autres. Et quand les sénateurs traitent de ce problème majeur de santé publique, c’est en termes de fléau social. Ainsi, dans son rapport du 19 janvier 1999 présenté à la commission des Affaires sociales, Alain Vasselle nous décrit la personne âgée souffrant de la maladie d’Alzheimer : « La personne atteinte de cette maladie ne constitue généralement plus un interlocuteur fiable. Elle n’est pas en état d’émettre un jugement et sa violence à l’égard des proches nécessite, à un stade avancé, une surveillance constante. Sa prise en charge est très coûteuse et compte tenu de son caractère très perturbateur […] », il propose la création de structures spécialisées.
À travers cette image dévalorisante, il appartient pourtant au soignant de considérer et d’accompagner l’un de ses semblables, égal en dignité. Un octogénaire en tous points semblable aux personnes âgées, même s’il est porteur de cette pathologie spécifique qui génère, du fait des messages véhiculés sur cette maladie, un a priori péjoratif.
En effet, dès son entrée en institution, ce malade hors normes enfonce la porte de l’ordre établi de la gériatrie. Des soignants vont le “ prendre en charge ” — expression indélicate pour qui supporte déjà le poids des ans. On va prendre soin de lui. “ On ”, ce sont surtout les aides-soignants. Ils constituent le corps des soignants le plus important en nombre, le plus visible. Surtout, il intervient au plus près du malade.
Mais ces soignants, que savent-ils de cet aïeul atypique ? Pour la plupart d’entre eux, ils ont été formés à répondre aux besoins de la personne âgée malade ; formation plus ou moins longue, pluridisciplinaire ou non, avec une mise à jour de leurs connaissances plus ou moins suivie. Le vieillissement et ses conséquences : ils connaissent ! Le modèle conceptuel de Virginie Anderson, ils connaissent ! Les concepts du boire, manger, respirer, éliminer, se mouvoir, etc., ils en parlent un peu chaque jour et ne les ignorent pas. On leur a enseigné l’aide au maintien ou au rétablissement de l’autonomie. Ils ont des notions législatives et réglementaires.
Mais quand la démence franchit le seuil de leur unité, le raisonnement n’est plus le même. Les repères se fragilisent. On devient beaucoup plus frileux. L’approche du sujet désorienté se fait sous le signe de la méfiance. Et quand la démence s’appelle Alzheimer, la simple prononciation du mot souligne déjà une pathologie complexe et étrangère au service, annonciatrice de bien des problèmes.
Pour les gens de terrain, Alzheimer signifie surveillance redoublée, crainte de la fugue et de la chute, compétences professionnelles remises en question. L’aide-soignant sait qu’il devra gérer l’anxiété, l’agitation, les risques d’agressivité, les comportements sexuels inadéquats, les troubles de l’orientation, les comportements d’errance, etc.
Il a en particulier beaucoup entendu parler, quand il ne l’a pas déjà vécu, du phénomène de déambulation. Ce mot renvoie pour nous aux gens sains d’esprit. Mais se promener, marcher sans but précis prend ici un tout autre sens. Pour le personnel de santé, pour les autres malades et pour les familles, cela veut dire : incursion dans les chambres, disparition d’objets dérobés, conduite irrespectueuse envers toute personne croisée au détour d’un couloir… Cela signifie qu’avec ces personnes, tout peut arriver. Les réactions sont parfois hostiles : « Pourquoi ne les met-on pas en psychiatrie ? Leur place n’est pas ici ! »
Tel est le problème du soignant. En gériatrie, on parle de notre grand-mère, de notre grand-père âgé, malade. En psychiatrie, il est question de la démence du sujet, souvent d’âge moins avancé, et des traitements appropriés. Or, dans le cas de la maladie d’Alzheimer, il n’existe à ce jour aucun traitement curatif. La thérapeutique disponible pour l’instant permet seulement de diminuer les symptômes.
Comment établir la distinction entre le malade dont les fonctions cognitives sont altérées, le malade étiqueté “ psychiatrie ” et celui qui ne présente aucun problème psychiatrique ? Pourquoi appliquer davantage son savoir-faire au dément sénile, prostré dans son fauteuil, qu’au malade qui déambule ? Tous deux éprouvent cependant les mêmes difficultés. Ils attendent l’un comme l’autre la main secourable qui se tendra vers eux. Quelle personne va enfin pouvoir les écouter, bien les écouter ?
Peut-on, dans la répétition des gestes quotidiens et pendant toutes ces années, éviter la lassitude et l’épuisement afin de se rendre assez disponible ? Le soignant ne sait plus ce qu’il doit faire et ne pas faire. Il a parfois l’impression d’avoir été trompé, que ses compétences ne répondent pas à l’attente des malades. C’est peut-être vrai.
Jusqu’à présent, l’automatisme des tâches journalières avait enclin le soignant à banaliser son travail. Aujourd’hui, il ne s’y reconnaît plus ; il est fatigué par tant de changements : nouvelle population de malades, restructuration des équipes, etc. Si par malheur le découragement et l’impuissance l’envahissent, il choisira une solution qui ne l’impliquera pas directement. Il préfèrera, par exemple, la contention prescrite par le médecin comme réponse à ses problèmes insolubles. Tous les prétextes seront bons : les effectifs insuffisants, le manque de temps, la sécurité du malade à préserver coûte que coûte. Il en sera de même avec le temps accordé au repas, à la toilette, à l’animation.
Aujourd’hui, l’aide-soignant est en souffrance. La Charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante, accrochée dans son service, le culpabilise de ne pas bien faire et lui révèle ses lacunes. L’aide-soignant, pas plus que le malade, ne peut et ne doit supporter l’incohérence trop fréquente de nos offres de soins dans la prise en charge actuelle du malade dément en gériatrie. Le soignant nous le dit clairement. Il nous le crie à travers ses arrêts de travail répétés et sa démotivation : comme nous l’explique le médecin du travail de l’hôpital, « Il en a plein le dos ! » Il veut comprendre et demande qu’on l’aide à trouver des éléments de réponse adaptés.
Pour que l’aide-soignant retrouve une certaine satisfaction dans son travail, il est donc nécessaire qu’une réflexion s’engage.
Devant les questions que la maladie d’Alzheimer soulève dans un service de soins, de suite ou de longue durée, il convient de s’interroger sur plusieurs points :
- l’organisation des soins répond-elle aux exigences des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ?
- le travail en gériatrie auprès de malades désorientés motive-t-il les soignants ?
- quelle est la motivation profonde à s’engager dans une relation avec ce type de malades ?
- la formation du personnel soignant, en particulier la formation initiale des aides-soignants, leur permet-elle de répondre de façon satisfaisante aux besoins spécifiques exprimés par les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ?
- l’environnement hospitalier, les structures institutionnelles actuelles, peuvent-ils prendre en charge des malades en perte d’autonomie, dans le respect de la sécurité qui s’impose ?
- peut-on parler d’un concept de lieu de vie ?
- les ressources, le budget alloué aux unités de gériatrie en institution, prennent-ils en compte le problème de la reconnaissance de la maladie d’Alzheimer comme un enjeu émergeant de santé publique ? Prévoient-ils en conséquence un effectif optimal de soignants et d’intervenants extérieurs, en regard d’une population âgée et désorientée, hospitalisée parmi d’autres patients lucides ? Permettent-ils aujourd’hui aux services de gériatrie recevant ces malades de s’inscrire dans une démarche de qualité ?
La maladie elle-même, sa chronicité, les comportements des malades et, parallèlement, le souci de maintenir impérativement la sécurité de ces personnes désorientées, obligent les soignants à créer un nouvel espace de communication. Finalement, ne s’agit-il pas d’un défi profondément humain auquel cette maladie confronte la communauté soignante ?