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Par: Elisabeth G. Sledziewski, Maître de conférences de philosophie politique, Université de Strasbourg (Institut d'Etudes Politiques) et Espace éthique /AP-HP, membre du conseil scientifique de l’Espace éthique Alzheimer /
Publié le : 12 juin 2009
Au cœur de la réflexion éthique sur le polyhandicap, la question de l'autre, de l'identité de l'autre, le mystère de l'altérité. Celui qui est privé des attributs dont je dispose pour penser, bouger, communiquer, m'interpelle à l'endroit de sa différence et de mon impossible indifférence. Comment peut-il être mon semblable, et moi son prochain ? A l'inverse, comment puis-je être loin de lui alors qu'il a besoin de moi, bien plus impérieusement que ceux qui me ressemblent ? Qui est-il, que je suis et que je ne suis pas ? Quel être partageons-nous, quel partage se fait entre nos existences si distinctes ? Toutes interrogations qui nous renvoient à une figure centrale complexe, tout à la fois éthique et cognitive : celle de la reconnaissance de l'autre. Cette reconnaissance synthétise plusieurs opérations, dont moi et l'autre sommes tour à tour sujet et objet, et dont notre commune humanité est l'enjeu.
Quelques remarques préliminaires s'imposent sur le mot, pour baliser son champ de signification, y partir donc... en reconnaissance. Dans son spectre sémantique, la notion de reconnaissance peut dénoter : un but visé (signe de reconnaissance, lutte pour la reconnaissance), des moyens de l'atteindre (envoyer en reconnaissance), une opération mentale et sociale (reconnaissance de théâtre, reconnaissance de dette) et enfin une attitude psycho-morale (être, se montrer, savoir se montrer reconnaissant). La reconnaissance de l'autre, en somme, c'est compliqué parce que c'est tout cela à la fois : une démarche en plusieurs temps, et aussi une démarche à plusieurs... comme peut l'être une danse, corps-à-corps ou chorégraphie où chacun, quel qu'il soit, a une partie à jouer. Qu'on reconnaisse ou qu'on soit reconnaissant, cela suppose en effet d'être à plusieurs. Car ce dont on est reconnaissant, c'est non seulement d'un bienfait, mais de ce qui a rendu possible son attribution : on est reconnaissant d'avoir été reconnu. Reconnaître qu'on a été reconnu, c'est même l'essence de la reconnaissance. Elle vaut pour le bénéficiaire comme pour l'auteur du bienfait, et les engage réciproquement en tant que sujets. Reconnaître l'autre et se reconnaître soi-même comme sujet sont une seule et même démarche. La découverte que pour être vraiment sujet, il me faut reconnaître l'autre comme autrui, me faire reconnaître de lui, me reconnaître moi-même comme capable de nouer les fils de cet échange en m'ouvrant, d'un seul geste, à ce qui est moi et à ce qui n'est pas moi. C'est cette symétrie dynamique de la reconnaissance que formule si bien le poète mexicain Octavio Paz dans ces vers de Piedra de sol, véritable credo d'une métaphysique de l'altérité :
« Para que pueda ser, he de ser otro, salir de mí, buscarme entre los otros, los otros que no son si yo no existo,
los otros que me dan plena existencia, no soy, no hay yo, siempre somos nosotros. »
« Pour pouvoir être, je dois être autre, sortir de moi, me chercher parmi les autres,
les autres qui ne sont pas si moi je n'existe pas, les autres qui me donnent pleine existence, je ne suis pas, il n'y a pas de je, nous sommes toujours nous autres. »
« Me chercher parmi les autres », dit le poète. Mais chercher l'autre, aussi. Le débusquer, suggère l'espagnol, et donc faire un effort pour le trouver. Parce que l'autre est caché comme tel : il ne révèle pas d'emblée l'altérité qu'il porte, l'autrui qu'il est vraiment. C'est le ressort des scènes de reconnaissance au théâtre, ces dénouements un peu faciles que le goût moderne méprise... mais qui procurent tant de joie au spectateur. Pensons par exemple à l'avant-dernière scène de L'Avare de Molière :
« Mariane : tout ce que vous dites me fait connoître clairement que vous êtes mon frère.
Valère. Vous ma sœur ? (...) Le seigneur Anselme Oui, ma fille, oui, mon fils, je suis dom Thomas d'Alburcy, que le ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu' il portait, et qui vous ayant tous crus morts durant plus de seize ans (...) »
Que nous enseigne ce coup de théâtre, sous ses dehors convenus ? D'une part que celui qu'on reconnaît nous permet de nous reconnaître nous-même, nous révèle qui nous sommes en nous révélant qui il est. D'autre part, que celui qu'on reconnaît est forcément riche, dans la comédie parce que c'est bien utile au happy end, mais également dans la vraie vie, au sens où les efforts de chacun pour reconnaître et se faire reconnaître doivent, à un moment ou à un autre, être payés. A l'instar de Mariane et de Valère, nous finissons toujours par découvrir en l'autre un trésor insoupçonné, qui va nous assurer identité, liberté et fortune. La profondeur de cette vérité éthique est sans doute elle-même le trésor insoupçonné du plus éculé des poncifs théâtraux !
Si la reconnaissance de l'autre est une découverte, une surprise tellement bouleversante qu'elle a des airs de deus ex machina, c'est que la vie sociale et psychique multiplie les obstacles qui m'empêchent d'accéder à son altérité, et du même coup, à ma propre identité de sujet, d'être en relation, d'obligé d'autrui. Ces obstacles, ces écrans opaques entre moi et l'autre, nul ne les a mieux mis en relief que le philosophe anglais Hobbes, comme Molière homme d'un XVIIe siècle qui médite sur la nudité de l'individu, et fondateur de la théorie du contrat. Pour l'auteur du Léviathan, l'homme se fait connaître à son semblable sous les traits d'un ennemi, d'un semblable menaçant qui n'est pas son prochain mais son rival. D'où la fameuse formule, « Man to Man is an arrant Wolf », que Hobbes va chercher dans une pièce oubliée du grand auteur comique latin Plaute : « lupus est homo homini », « l'homme est un loup pour l'homme. » Mais que veut dire au juste cette réplique de l'Asinaria ? Non pas que les hommes sont féroces et condamnés à s'entre-dévorer, ce qui serait du reste totalement injuste à l'égard des loups, animaux à la solidarité exemplaire, mais qu'au premier abord, on ne peut faire confiance à un inconnu, et que tout individu qui en approche un autre peut être présumé hostile par celui-ci.
En d'autres termes, il n'y a pas de signal automatique de l'humanité et de l'altérité de l'autre, je ne sais pas a priori si l'individu que j'ai en face de moi est un homme, rien ne me dit que ce n'est pas un loup, un « loup errant » ajoute Hobbes, à savoir un loup affamé. L'identité de l'autre comme être humain, partageant ma propre identité, est donc à reconnaître sous les traits peu engageants d'un être qui serait le négatif de moi-même. Celui que j'ai d'abord perçu comme un danger pour mon intégrité va au contraire se révéler, si j'en fais l'effort, un élément constitutif de sa mise en place, et donc un moment éthique essentiel de mon identité. La reconnaissance de l'autre commence par un doute sur son humanité, c'est-à-dire par l'évaluation comparée des avantages de celle-ci et des ravages que causerait son manque. Je découvre l'autre quand je découvre que je ne veux pas de lui comme loup. De la même manière, le christianisme a voulu que, dans le dédoublement spéculaire de l'examen de conscience, le croyant qui se penche sur son propre salut se jauge initialement comme un être indigne et comme une menace pour ce salut. D'où cette injonction préalable à toute eucharistie : avant de célébrer le mystère qui nous unit comme corps du Christ, « reconnaissons que nous sommes pécheurs ».
La reconnaissance du mystère de l'altérité est une reconnaissance entre frères. « Vous ma sœur ? » demande Valère. C'est bien toi, dis-je à celui que je découvre comme un autre moi-même, de même ascendance et de même génération. La reconnaissance est rappel à l'ordre de l'origine : l'origine humaine de l'autre, "c'est un homme" et non... un loup, mais également la propre origine du sujet, qui se sent renvoyé par l'autre à une humanité dont il lui faut se montrer digne. On pense à Primo Lévi qui, pour empêcher ses frères de déportation à Auschwitz de succomber au piège de la déshumanisation, cite les paroles d'Ulysse à ses compagnons dans l'Enfer de Dante : « considerate la vostra semenza », « considérez d'où vous êtes issus ». Reconnaître l'autre n'est donc pas seulement lui faire une place à côté de soi, mais l'inscrire au cœur de son propre patrimoine d'espèce. Comme s'il s'agissait de tisser avec lui un lien d'alliance, pour à la fois réactiver une parenté immémoriale et fonder une nouvelle communauté de sens. Celle-ci concerne au premier chef le rapport d'homme à homme, de personne à personne, mais peut revêtir une extension plus large. Il s'esquisse en effet à ce niveau une dimension politique de la reconnaissance de l'autre, proche de la philia, de ce principe de bienveillance obligée dont Aristote fait une condition de la Cité. Le philosophe allemand contemporain Axel Honneth, théoricien d'une « éthique de la reconnaissance » conçue pour résister à "la société du mépris", souligne l'importance de l'institution d'une "sphère de l'amour et de l'amitié", préalable à toute construction normative. Dans une approche qu'il veut post-métaphysique, mais non moins pénétrée des grands postulats de la philosophie humaniste du sujet, il place la découverte de l'altérité fondatrice à la clef de toute forme de confiance, en soi ou en la possibilité du vivre ensemble. Il donne ce faisant une postérité politique à l'équation posée il y a deux siècles par Hegel : « La conscience générale de soi est l’affirmative connaissance de soi-même dans l’autre moi. » Dans une société soumise aux vertiges de l'hyperindividualisme et désormais tenue à mener une véritable lutte pour la confiance, la reconnaissance de l'autre peut être vue comme principe d'espérance généralisé.