texte
editorial
Par: Didier Sicard, Président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique /
Publié le : 10 Mai 2011
Le conflit d’intérêt n’a d’existence visible qu’en situation de catastrophe ou de contentieux ou de gâchis économique. Si la grippe H5N1 avait eu une évolution dramatique, le conflit d’intérêt évoqué pour L’OMS dans le besoin de vaccins serait resté inconnu. L’histoire du sang contaminé, de l’amiante, directement en rapport avec des conflits d’intérêt serait restée elle aussi inconnue, s’il n’y avait pas eu ces drames de santé publique. Il faut donc une mise en lumière catastrophique qui a pour conséquence de solliciter des régulations toujours plus rigoureuses pour éviter la défaillance des filtres. Le danger inverse est le procès d’intention qui paralyse toute recherche en dévalorisant l’ensemble des acteurs réputés tous corrompus avec un volant purement répressif et pouvant conduire à une véritable chasse aux sorcières.
La médecine est, par essence, une activité confrontée sans cesse aux conflits d’intérêt et celui par omission n’est pas le moins fréquent.
Le danger majeur du conflit d’intérêt réside dans le risque de dépendance de citoyen individuel et collectif ou de malades à une information biaisée dont ils ignorent les fondements réels, réduisant ainsi leur liberté en faisant prévaloir la liberté intéressée du prescripteur ou de l’entreprise sur le prescrit. Cette réduction asymétrique de la liberté rend bien souvent vains les concepts de consentement éclairé… Cette asymétrie est d’autant plus choquante qu’on assiste depuis une vingtaine d’années à une aliénation croissante du malade à la médecine et de la médecine à l’économie. On peut même dire que dans la chaîne de soin deux acteurs ont perdu leur liberté, le malade et le médecin. C’est pourquoi « l’indépendance » du médecin reste une fiction. Nous sommes tous ficelés par nos convictions, notre expérience, nos passions mais aussi nos faiblesses. Si nous pouvons apparemment garder un espace de liberté, qui peut dire qu’il n’a jamais cédé à un conflit d’intérêt, qu’il n’a jamais proposé avec une insistance non désintéressée à un malade d’être enrôlé dans un essai multifocal dont les inclusions se terminaient la semaine suivante ? Qui peut dire qu’il n’a jamais signé un certificat médical de non contre indication au sport à la demande d’un ami sans lui-même faire une expertise du corps de cet ami ?
La question majeure des régulations est donc l’aliénation économique. L’imagerie se substitue de plus en plus à la personne, des prothèses diverses équipent le corps. La bonne santé est devenue un marché lucratif. Les médicaments rivalisent dans leur innovation avec les produits de l’informatique. Le concept de « me too » finit par apparenter le médicament à un produit de consommation ménagère. L’iPhone 4 comme l’anti hypertenseur 4. Même les associations de malades réputées défendre l’intérêt des malades sont conduites à être financées par l’industrie pour avoir des structures suffisamment solides. Comment résister ?
Durant le cursus universitaire de médecine, il n’y a pas d’enseignement adapté aux conflits d’intérêt alors que celui-ci est au cœur du métier. Ce n’est pas en faisant un discours moralisant ou purement philosophique fondé sur Aristote ou Spinoza que l’on arrivera à sensibiliser les étudiants à la loyauté nécessaire. C’est plutôt en leur montrant que peut se cacher derrière une information un intérêt qui peut être en contradiction avec celui de l’intérêt du malade. C’est en interrogeant l’utilité, l’efficacité et les intérêts cachés d’un dépistage systématique, celui par exemple de la surdité, le lendemain de la naissance, qui ne laisse pas indifférent les fabricants d’équipements électroniques, de la mucoviscidose qui favorise les laboratoires biologiques.
La question n’est pas de diaboliser tel ou tel dépistage mais de montrer que derrière celui-ci les intérêts en jeu ne sont pas nuls. Quel intérêt ont les équipements en radiologie dans celui du cancer du sein ? Le combat colo-scan contre la coloscopie n’est pas forcément lié à l’intérêt du malade mais à l’intérêt de ceux qui produisent les appareils. Ainsi cet enseignement s’interrogerait sur la facilité de vendre de l’espoir et d’être un marchand du temple. Comment interroger les phases 1 en cancérologie, lorsqu’elles proposent à des malades en fin de vie de participer à un essai d’une nouvelle molécule à une phase qui n’explore pas l’efficacité mais la simple tolérance ? Comment montrer la difficulté de réaliser un essai thérapeutique sur le sida qui réduit de façon drastique la fréquence des prises médicamenteuses ou comment faire pour qu’un essai concernant l’hypertension aborde la comparaison entre un médicament récent et un médicament générique ? Certes depuis quelques années, les étudiants sont encouragés à avoir une lecture critique d’articles et à être rompus à l’evidence based medicine. Mais trop rarement cette lecture critique met en évidence le conflit d’intérêt caché, par exemple la possibilité que le signataire mette simplement le prestige de son nom au service de l’information promotionnelle et non pas son expertise propre. Que se cache t-il par exemple derrière le principe de précaution qui finit par être un alibi de la connaissance ? Est on si sûr que le progrès technologique des gonadotrophines chorioniques qui remplacent les urines des femmes enceintes par des produits du génie génétique soit lié à l’intérêt du malade et non pas à l’intérêt du laboratoire de production ?
La question centrale est de montrer que la médecine a un arrière pays et que la naïveté scientifique ne doit pas cacher des intérêts plus mercantiles. Pour l’enseignant, faire une conférence, dire, c’est s’obliger à rendre des comptes, c’est s’exposer à ce que le faire soit une obligation du dire. Donner des outils aux étudiants, déciller les consciences devrait devenir un fondement majeur de l’enseignement universitaire, car une morale de la connaissance ne peut prévaloir sur une morale de la conscience.
La formation médicale continue, peut devenir selon l’expression de Jean-Paul Demarez une « promotion médicale continue ». En France, les laboratoires assurent plus de 90 % de l’enseignement postuniversitaire et l’université a renoncé au monopole de droit qu’elle aurait pu ou du revendiquer. C’est tout à fait le contraire aux États Unis ou l’industrie a été réduite à moins de 10 % du financement de la FMC. Les universités de Harvard et de Princeton ont formulé des interdictions radicales avec la soumission de tout enseignement financé par un laboratoire à l’accord préalable des autorités. Les conférenciers, lorsqu’ils sont payés par un laboratoire, ne peuvent s’exprimer dans une instance académique. Aucun leader d’opinion ne peut faire une conférence dans un congrès lorsqu’il est financé par un laboratoire. Les présentations marketing des laboratoires sont parfaitement identifiées et ne peuvent jamais être présentées au sein du stand d’une société savante. Les entrées et les sorties des stands des sponsors doivent être clairement distinctes d’un congrès scientifique.
La transparence est bien sûr une nécessité mais son expression est souvent réduite à une incantation. On ne demandera pas la même transparence aux chercheurs privés et aux chercheurs publics. Le chercheur privé est paradoxalement d’emblée plus transparent par son appartenance à une entreprise privée alors que le chercheur public a apparemment la neutralité de son origine publique. Mais depuis une quinzaine d’années les partenariats public/privé ont fini par entrainer une certaine confusion. Les chercheurs publics sont de plus en plus tentés par la production de brevets. Des incubateurs universitaires d’entreprises résident au sein de l’université. La transparence n’est donc pas une simple revendication, elle doit se fonder sur la communication de documents administratifs et dans ce domaine l’internet est probablement une aide incomparable. Appartenir à un service public doit rester un honneur. Faillir doit conduire au déshonneur. Le problème est qu’une transparence dépasse le simple aspect financier, elle ne peut faire l’impasse sur les intérêts politiques, religieux, communautaristes, matérialistes, etc., et le danger serait de paralyser toute communication en mettant sans cesse en évidence les intérêts potentiels. Même le secret médical ne peut échapper aux conflits d’intérêt : que se cache t-il derrière cette proclamation lorsqu’un intérêt particulier de celui qui garde le secret ne profite pas nécessairement a l’intérêt du malade ?
A priori, la médiation elle est essentielle. Les comités indépendants de jugement de l’efficacité d’un médicament sont un grand progrés mais il faut savoir qui paye ces comités indépendants car on ne peut imaginer qu’ils ne soient pas rémunérés. Les rémunérer ne signifie cependant pas leur discrédit. Tout travail mérite rémunération. Les comités de protection des personnes ont constitué un énorme progrès pour l’évaluation des protocoles de recherche clinique. Leur méthodologie s’est largement améliorée mais les conflits d’intérêt en eux-mêmes ne sont que rarement abordés.
La médiation est elle aussi importante pour les rapports Nord/Sud. Il devrait être essentiel, lorsqu’un protocole du Nord se délocalise au Sud, qu’un pays tiers puisse juger de l’intérêt réel pour ce pays d’y participer, en particulier dans le domaine de la santé publique.
L’accès aux données réelles de santé devrait être encouragé par l’Assurance Maladie grâce à l’informatique. Garder les informations finit par constituer un abus de pouvoir et on peut toujours s’étonner de la discrétion de ces instances publiques dans le domaine de la communication d’information. Les institutions type HAS devraient être des garantes de cette question de façon beaucoup plus incisive qu’elles ne le sont.
Le service public peut être lui même à la source d’un conflit d’intérêt. On le voit par exemple dans la volonté de réduction des dépenses de santé par la mesure de « la tarification à l’activité » qui finit par encourager des processus économiques au détriment de l’intérêt des malade d’autant plus que des logiciels se sont parfaitement adaptés à cette mesure économique et finissent par faire prévaloir l’intérêt des structures sur celui des malades.
Certains laboratoires demandent un engagement aux chercheurs de non publication des résultats sans leur accord. Je l’ai personnellement éprouvé pour les études sur le vaccin anti-VIH. Savoir refuser un tel engagement demande beaucoup d’énergie. Refuser de recevoir un visiteur médical peut conduire à l’arrêt de telle ou telle subvention mais se faire respecter en disant non l’emporte souvent sur les inconvénients.
Une régulation institutionnelle me semble inapte à toujours tempérer les déviations. Il s’agit plus d’une précaution juridique que d’une interdiction. Apparemment tout serait simple, il faudrait interdire punir, lorsqu’un conflit d’intérêt, par essence, caché est révélé. Mais ces conflits d’intérêt sont difficiles à objectiver et il faut se méfier d’une société de police qui traque et qui réprime tout manquement. Personnellement je suis plus sensible au sentiment de déshonneur qu’à celui de la police. Certes, des autorités de réglementation, des lois anti cadeaux, (loi du 4 mars 2002), l’interdiction de certifications de complaisance, des confusions soin/recherche par le même praticien, l’obligation de déclaration de financement par le laboratoire et pas seulement par le professionnel, l’enregistrement public de tout essai clinique sont des mesures encourageant à la probité. Mais la loyauté du médecin ne pourra jamais être réduite à tel ou tel texte juridique. Encore faut il qu’il y ait une vraie volonté politique (la santé publique est politique) pour que celui qui ne veut pas céder à son seul intérêt préjudiciable pour le malade ne soit l’objet d’une vindicte. Les conflits d’intérêts ne devraient pas être laissés au seul jugement des médecins… Cette réflexion est donc en voie de devenir centrale pour la médecine et tout pays exigeant dans ce domaine est un pays qui gagne !