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editorial
Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /
Publié le : 31 Août 2011
Depuis les années 1980, les associations de lutte contre le sida ont forgé une conscience nouvelle du rapport à la santé et à la maladie. En exigeant d’être reconnu dans le droit de « vivre avec leur maladie », comme citoyen à part entière, ces malades ont transformé les modalités d’accès aux thérapeutiques, de développement de la recherche, d’accueil au sein des institutions de soin. Ils ont incité à une « responsabilisation des usagers de la santé », privilégiant la figure du « malade expert », autonome. Partenaires dans la prise de décision, ils ont bouleversé les traditions du savoir et du secret médical. Cette revendication politique a sollicité l’accès équitable à un traitement compétent et digne (cure), de même qu’une sollicitude, une reconnaissance au-delà de la seule condition du malade (care). Ce souci de soi et des autres si proches dans une communauté de destin, cette responsabilisation partagée dans l’information, la prévention, l’annonce, le suivi de la personne malade parfois jusqu’au terme de la vie, ont forgé une nouvelle conscience du soin. Les représentants d’associations de patients, légitimés dans leur rôle, sont désormais associés aux décisions qui les concernent par exemple en termes de diffusion des savoirs, de gouvernance institutionnelle ou même de recherche clinique.
Dans cette filiation (consacrée dans la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dont on commence à célébrer les 10 ans), ne convient-il pas de repenser le droit à la santé, celui d’accéder aux soins primaires, voire aux traitements vitaux, ce que la Constitution de l'Organisation mondiale de la santé résume en termes simples et indiscutables : « La possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain… 1 » ?
Dés lors, que penser par exemple des redoutables difficultés de « la continuité du parcours de soin » alors même que le malade et ses proches sont confrontés au doute et au désarroi dans l’errance de la maladie chronique ? Sans parler des plus vulnérables en particulier d’un point de vue économique. L’éthique est de tous les discours mais qu’en est-il de la dignité dans l’accueil et le soin, du respect des droits de la personne malade, au sein de structures soumises à une logique qui apparenterait la « production de soin » à un bien de consommation indifférencié ? Quelle place respectueuse reconnaître au sein de la cité à des personnes dépendantes d’un handicap ou d’une maladie ? Comment éviter la relégation de nos aînés au sein d’institutions indignes d’une société évoluée ? Par quelle approche compenser les déficiences constatées dans certaines régions de notre pays s’agissant de l’accès à la prévention et au suivi médical, tout particulièrement en situation de précarité sociale ?
Autant de questions qui interpellent notre idéal de démocratie sanitaire, celle-là même qui affirme qu’il faut « développer la prévention, garantir l'égal accés de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible.2 » Concernant les personnes fragilisées, la législation française en matière de santé publique est encore plus claire : « L'accès à la prévention et aux soins des populations fragilisées constitue un objectif prioritaire de la politique de santé.3 » On ne peut malheureusement que déplorer, sur le terrain, une intention respectable démentie par des choix institutionnels et des modes d’organisation inadaptés.
Il convient d’admettre que les politiques de santé publique et les modalités d’exercice des activités médicales doivent être reconsidérées à l’aune de multiples paradoxes. La notion même de soin a considérablement évolué dans sa technicité et ses finalités. Les avancées biomédicales et l’avènement des techniques du vivant ont radicalement transformé les fonctions humaines et sociales du soin.
De manière générale, les nouveaux domaines où s’exerce la biomédecine, qu’il s’agisse de la génomique ou des cellules souches embryonnaires, constituent autant de faits inédits qui intriguent, provoquent, inquiètent. Qu’en est-il de l’idée de santé dans un environnement biomédical épris d’une volonté d’amélioration, d’augmentation, de transformation de l’homme au-delà de sa condition ? Que penser de la fascinante capacité d’intervention, y compris sur les générations futures, des techniques de sélection, de tri, de manipulation, de recombinaison, voire de reconfiguration de l’humain équipé de prothèses, de systèmes implantables défiant les lois de la nature ?
Le risque est grand d’aboutir à une médecine à deux vitesses, limitant l’accès aux traitements sophistiqués pour les plus nantis et favorisant un certain consumérisme médical. On le sait bien : les thématiques de recherche biomédicale visent une solvabilité, un retour sur investissement et révoquent ainsi les causes indignes des marchés financiers. Nos controverses sophistiquées apparaissent dés lors indécentes à ceux qui attendent de la biomédecine l’accès à des traitements vitaux pourtant disponibles.
L’exigence de santé relève d’une urgence politique qui doit se concevoir dans une perspective à la fois régionale, nationale et internationale susceptible de privilégier dans ses principes le souci témoigné aux plus vulnérables parmi nous. Concilier en quelque sorte les initiatives de proximité (affirmées de manière récente dans la loi du 22 juillet 2009 « Hôpital, patients, santé, territoires ») et les principes de l’Unesco rappelés dans la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme : « L’égalité fondamentale de tous les êtres humains en dignité et en droit doit être respectée de manière à ce qu’ils soient traités de façon juste et équitable.4 »
Il ne s’agit pas tant de nous satisfaire sans discernement des avancées scientifiques et des innovations biomédicales qui représentent certes des espoirs pour les personnes malades et leurs proches, que de nous demander dans quelle mesure elles contribuent à l’accès le plus justifié et le plus juste aux « biens de santé ». L’écart se creuse entre les exclus du système de santé, ces survivants abandonnés aux marges de nos dispositifs performants, réputés et coûteux, et les bénéficiaires privilégiés d’une biomédecine susceptible d’intervenir au-delà même de la sphère dévolue à nos conceptions de la santé, dans des domaines inédits aux conséquences incertaines. Notre démocratie ne doit pas renoncer à maintenir les principes de solidarité qui inspirent notre système de santé publique. Une concertation responsable s’impose afin d’arbitrer ensemble des choix compris, assumés et partagés. Ils conditionnent pour beaucoup le devenir non seulement de notre système de santé mais également celui de notre système politique, y compris dans sa vocation éthique au plan international.
Là également l’expérience issue des années sida pourrait utilement nous éclairer. Je considère à cet égard comme une précieuse référence ce propos de Jonathan M. Mann (alors directeur à l’OMS du programme mondial contre le sida) au cours de la Conférence internationale sur le sida de Montréal en 1989 : «Nous voilà comme impliqués dans une solidarité active et résolue d’où émerge ce sentiment d’une responsabilité partagée, les uns vis à vis des autres.»
1) En préambule de la déclaration sur l'accés aux soins de santé (AMM, 1988)
2) Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du systéme de santé, Titre II - Démocratie sanitaire, Chapitre Ier - Droits de la personne, art. L. 1110-1.
3) Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique (article L1411-1-1).
4) Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme, (UNESCO, 2005, article 10 - Égalité, justice et équité).