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Intervention du Professeur Louis Puybasset dans le cadre de la série d'auditions menée par l'Assemblée Nationale autour de l'"affaire Chantal Sébire". L'auteur y défend une position défavorable à une modification de la loi du 22 avril 2005, présente les spécificités des patients cérébrolésés dont il a la charge et, enfin, propose des pistes d'amélioration de la culture palliative en France.
Par: Louis Puybasset, Professeur de médecine, Neuro-réanimation Chirurgicale Babinski, Département d'Anesthésie-Réanimation, Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-HP, université Pierre et Marie Curie, Paris 6 /
Publié le : 20 Octobre 2008
L’Espace éthique/AP-HP est honoré de pouvoir présenter cette réflexion proposée par le professeur Louis Puybasset. Il s’agit là d’une contribution significative aux débats essentiels et complexes qui se doivent d’être instruits avec compétence, rigueur, retenue et humanité. Louis Puybasset soumet des pratiques professionnelles dont les conséquences s’avèrent particulièrement délicates, à l’exigence d’une argumentation sans concessions. Son propos est dès lors considéré déterminant dans le contexte actuel.
Emmanuel Hirsch
Faisant suite à l’affaire dite « Chantal Sébire », l’Assemblée nationale ré-auditionne un collège de soignants, de philosophes, d’éthiciens et d’économistes depuis le mois d’avril 2008. La question posée par le Premier ministre à la commission constituée de 4 députés a trait aux modifications éventuelles à apporter à la loi du 22 avril 2005.
Ce texte constitue la trame de mon audition le 8 octobre 2008. Je voudrai remercier les nombreuses personnes qui m’ont aidé dans sa rédaction et spécialement Suzanne Rameix et Corine Pelluchon, toutes deux philosophes et enseignantes à l’Espace Ethique de l’AP-HP, ainsi que Sophie Van Pradelles et Elsa Gisquet. Je voudrai aussi indiquer que ce texte a été relu et validé par une partie des soignants médicaux et paramédicaux de l’unité de neuro-réanimation chirurgicale de l’hôpital de la Salpêtrière. Il ne reflète donc pas ma seule opinion mais celle d’une équipe.
Dans un premier temps, je voudrais expliquer pourquoi, d’après moi, il ne faut pas toucher à la loi du 22 avril 2005. Dans un deuxième temps, je voudrais décrire les spécificités des patients cérébrolésés que nous avons en charge dans les unités de neuro-réanimation avant d’envisager dans un troisième temps des pistes de réflexion pour améliorer l’implémentation de la culture palliative dans notre pays.
La loi du 22 avril 2005 est pour moi adaptée aux situations que nous rencontrons en réanimation. Peu de personnes savent que c’est la seule loi au monde qui a formalisé une procédure de limitation ou d’arrêt des traitements actifs chez les patients hors d’état d’exprimer leur volonté. Ce sont justement ces patients que nous traitons en neuroréanimation et c’est à ce titre que l’on peut estimer que les procédures mises en place par la loi sont fonctionnelles.
Renforcement des droits du patient, procédure équilibrée si des décisions doivent être prises chez un patient inconscient, refus d’ouvrir un droit à la mort opposable, c’est le point d’équilibre qui a été trouvé par la loi. Ce juste équilibre justifiait pleinement son vote à l’unanimité de l’assemblée nationale en novembre 2004.
Aucun médecin ou soignant paramédical que je connais ou avec qui je travaille ne revendique une légalisation de l’euthanasie. Je constate aussi qu’aucun soignant auditionné ne le revendique, à une exception près. Cette opposition à une légalisation est confirmée par la signature de 6 sociétés savantes et de 7000 soignants du « plaidoyer sur la fin de vie » mis en ligne sur le site internet de la SFAP. C’est la même opposition ferme que retient le Conseil National de l’Ordre des Médecins dans son communiqué du 12 mars 2007 et dans l’audition de son président devant la commission. Aucun d’entre nous ne revendique le pouvoir exorbitant d’arbitrer un droit à la mort. Si cette option devait être choisie, il faudra la démédicaliser complétement car nous, médecins français, n’accepterons pas d’être instrumentalisés à cet effet. L’euthanasie, définie par la loi hollandaise comme « la mort qui suit l’administration d’une dose létale de médicaments injectés par un médecin dans l’intention explicite de donner la mort à un patient conscient à sa demande explicite » ne requiert en réalité aucune compétence médicale et n’a donc pas à faire intervenir le corps médical. L’enjeu pour nous médecins est tout autre, il s’agit de tout mettre en œuvre pour soulager, améliorer, voire guérir des maladies aujourd’hui incurables, pour améliorer la qualité de la relation médecin-malade et surtout pour essayer de toujours appliquer une juste proportionnalité des soins, c'est-à-dire des soins proportionnés au pronostic du patient. C’est tout cela qui se joue dans l’alliance thérapeutique qui lie le soignant et le soigné et qui doit faire l’objet de tous nos efforts.
Il s’agit de patients pris en charge en neuro-réanimation à la suite d’un traumatisme crânien, d’une hémorragie méningée anévrysmale, ou d’une anoxie cérébrale. Les premiers secours, l’acte neurochirurgical éventuel sont entrepris avec un très haut degré d’incertitude quant au devenir neurologique du patient. Une réanimation lourde permettant d’assurer la survie du patient est entreprise. Il s’agit de ce que l’on pourrait qualifier d’une réanimation d’attente. Ces soins permettent de sauver environ 70 à 80 % des patients avec peu ou pas de séquelles. Ces personnes seraient décédées sans ces soins. Cependant, il n’y a pas de critères initiaux fiables permettant de savoir si ces traitements très lourds doivent ou ne doivent pas être entrepris. Ils sont donc mis en œuvre au « bénéfice du doute ».
En réanimation, le traitement du patient requiert la mise au repos de son cerveau par l’administration de morphiniques et d’hypnotiques à très fortes doses sous couvert d’un contrôle artificiel des grandes fonctions de l’organisme, essentiellement les fonctions respiratoire et hémodynamique. Ceci est nécessaire pour faire baisser la pression qui règne à l’intérieur de la boite crânienne, souvent très élevée du fait de la maladie initiale (sauf dans le cas de l'anoxie). En l’absence de ces traitements, le patient décéderait. A ce moment-là, le patient présente donc un coma de double origine : l’une endogène qui résulte de ses lésions cérébrales et l’autre pharmacologique qui résulte de l’administration de ces médicaments. C’est lorsque cette sédation est arrêtée, après que la phase d’hypertension intracrânienne soit résolue, que l’on peut évaluer la part endogène du coma et constater que certains patients n’ont pas de relation avec leur entourage malgré l’arrêt de la sédation. On réalise alors différents examens complémentaires d’imagerie cérébrale non encore disponibles en routine mais pratiqués quotidiennement dans notre hôpital dont principalement une IRM dite « multimodale » (T1, T2, T2*, FLAIR, Tenseur de diffusion, spectroscopie). Ces examens permettront soit de dire qu’il s’agit d’un retard de réveil pour lequel il faut attendre, soit de mettre en évidence des lésions des voies de la vigilance ou des deux hémisphères cérébraux incompatibles avec un retour à la conscience. Parfois, ces examens ne permettent pas de conclure. Dans ce cas, on attend souvent une quinzaine de jours et on recommence cette batterie d’examens.
On peut donc prévoir pour un certain nombre de patients, 3 à 5 semaines après l’accident initial, avec un haut degré de certitude que le pronostic à long terme sera un handicap très sévère affectant la conscience, c'est-à-dire que tel malade sera dans un état végétatif chronique (EVC) ou dans un état pauci-relationnel (EPR) associé à différentes autres atteintes des fonctions supérieures. L’état végétatif se définit par l’absence de relation avec l’environnement et un retour aux cycles veille-sommeil. Il est très rare à long terme. L’état pauci-relationnel appelé « minimally conscious state » en anglais est plus fréquent. Il fait souvent suite à l’état végétatif dont il est un mode de sortie fréquent. Il se caractérise par des réponses fluctuantes aux ordres simples, la localisation de la douleur, la poursuite visuelle, l’expression de pleurs et de sourires. Il y a une dépendance totale vis-à-vis de l’entourage et la nutrition est nécessairement artificielle. Le patient a une vie relationnelle extrêmement limitée.
Ce sont les situations qui posent réellement des problèmes redoutables dans la prise des décisions de limitation thérapeutique car, dans le cas des patients cérébrolésés, la mort n’est pas inéluctable. Il ne s’agit pas de patients en fin de vie. La mort est une éventualité, une option qui est en balance avec la survie dans un état neurologique catastrophique.
Dans notre unité, cette situation se présente chez 40 à 50 patients par an (sur 450 patients pris en charge), soit un peu moins d’une fois par semaine. La question morale à laquelle nous sommes confrontés est de savoir comment agir à ce stade. Ceci est très nouveau, car jusqu’à très récemment, il n’était pas possible de porter un pronostic d’état végétatif ou pauci-relationnel alors que le patient était encore en réanimation. Il ne pouvait être affirmé qu’à un an, une fois établi cliniquement, durant ce que l’on appelle la phase de consolidation.
Ainsi, dans le cas du patient cérébrolésé, le développement de la technique est responsable par deux fois de l’émergence de dilemmes : elle rend possible le maintien en vie de personnes qui autrefois seraient décédées, et elle permet de diagnostiquer des anomalies neurologiques qui autrefois étaient ignorées.
Je tiens à préciser que les algorithmes IRM que nous utilisons ne sont pas encore totalement finalisés. Les premières études sont en cours de publication. Ces techniques ne sont pas encore disponibles partout, loin de là. Leur mise en œuvre requiert des moyens lourds en particulier la possibilité de réaliser sans risque une IRM d’une durée d’environ 90 min chez un patient intubé-ventilé, ce qui signifie une très grande disponibilité des équipes médicales et neuro-radiologiques.
Si la médecine n’est pas responsable de la maladie initiale (l’accident), elle est responsable de la survie du patient. Ce sont les multiples actes médicaux et chirurgicaux réalisés au départ qui ont permis la survie du patient dans cet état végétatif ou pauci-relationnel. Tous les patients pour lesquels ces questions se posent seraient décédés très rapidement si l’on n’était pas intervenu médicalement, c'est-à-dire si l’on avait laissé la nature suivre son cours.
La volonté antérieure du patient relative à ce qu’il aurait accepté ou refusé en matière de traitement, à ce qu’il aurait jugé raisonnable ou déraisonnable, n’est pas connue des équipes d’urgence et des réanimateurs. Le plus souvent, les traitements sont entrepris chez un patient comateux. Ceci est une réalité dont on ne peut s’abstraire même si l’intervention des soignants en urgence fait partie du contrat « moral » de l’activité médicale et que l’urgence est spécifiquement envisagée dans la loi française comme exception au recueil du consentement éclairé du patient.
La réanimation a été initiée au bénéfice du doute, car il y avait un espoir, même ténu, de survie et de récupération avec une vie relationnelle possible, mais les informations devenues disponibles montrent, qu’en réalité, elle l’a été au détriment du patient. Eu égard au concept de proportionnalité des soins cette réanimation peut être jugée après coup comme un acharnement thérapeutique. Cependant, ce constat ne peut être fait qu’a posteriori.
Ces patients nous renvoient à la définition même de la vie. Pour eux, le principe d’autonomie est par définition mis à mal. Mais ce principe ne résume pas l’éthique médicale. La survie en état végétatif ou pauci-relationnel pose aussi la question de l’application du principe de bienfaisance vis-à-vis du patient que l’on soigne :
Lorsqu’il s’agit d’un enfant, d’un adolescent ou d’un jeune adulte, les parents n’ont fréquemment plus que le choix déchirant entre l’occupation quasi-exclusive de leur enfant avec arrêt complet de toute activité professionnelle ou l’abandon progressif à des structures sanitaires plus ou moins adaptées. Ceci est particulièrement vrai des mamans, qui le plus souvent, retrouvent instinctivement les comportements qu’elles avaient avec leur enfant nouveau-né. Des situations de carence affective des enfants restants de la fratrie peuvent apparaître. Divorce et séparation parentale sont fréquents. Lorsqu’il s’agit d’un parent, les conséquences en termes de développement psychoaffectif de ses jeunes enfants ou adolescents sont importantes. Il est très difficile de vivre une adolescence et de construire sa vie d’adulte lorsque l’on est confronté à ce genre de situation. La parentalité future de ces enfants est engagée. Seuls les enfants les plus forts psychologiquement échapperont aux pathologies affectives lourdes. La vie affective et matérielle du conjoint restant est profondément bouleversée. C’est notre devoir de bienveillance qu’il faut peut être étendre à l’entourage. Pour équilibrer ces propos pessimistes, il faut aussi dire que certaines familles font preuve de capacités de résilience insoupçonnables. Cependant, la mise en jeu de cette résilience passe très certainement par des étapes que toutes les familles ne sont pas aptes à franchir.
Comment la loi du 22 avril 2005 passe-t-elle l’épreuve de la neuro-éthique ? Est-elle adaptée ? Répond-elle aux questions posées ?
C’est le degré de l’atteinte cérébrale qui sera déterminant ainsi que la position de la famille. L’évaluation de ce degré d’atteinte va nécessiter l’expertise répétée durant de nombreux jours d’une triple équipe médicale composée de neuro-réanimateurs, de neurochirurgiens et de neuro-radiologues. Le personnel paramédical doit aussi être impliqué à ce stade. Il est en particulier très important que les infirmières et aides-soignants participent aux entretiens que nous avons avec les familles. C’est là que commence concrètement la collégialité partagée avec l’équipe soignante paramédicale. La question qui se pose est de peser l’intérêt respectif du patient, de sa famille et de ses proches, de la société, mais aussi de l’équipe soignante et du « malade suivant » qu’elle doit prendre en charge. Notre devoir est de prendre une décision « juste » en évitant de rentrer dans une logique de conflits d’intérêts. Une réflexion sur la personne la plus vulnérable est aussi nécessaire. La personne la plus vulnérable est-elle toujours le malade comateux chez lequel on pronostique un état végétatif ou pauci-relationnel ? Son fils de 10 ans qui aborde son adolescence, sa femme en charge d’enfants en bas âge, peuvent être encore plus vulnérables que lui. Où est le bien, si pour sauver un malade de la mort, on fragilise de façon dramatique sa famille et ses enfants ? Où est le bien si on pousse l’entourage, une fois le patient à domicile, à envisager une euthanasie dite « familiale », probablement plus fréquente qu’on ne le pense ? L’immense difficulté et le grand risque ici pour les soignants que nous sommes serait de trop projeter nos propres angoisses sur les situations, les patients et leurs familles. Je dis « trop » car il est quasiment impossible d’éviter totalement ces projections, ou nous perdrions une certaine part de ce qui fait l’humanité en médecine. Il faut connaître ce risque inhérent aux soins et en tenir compte.
Une des réalités médicales d’aujourd’hui qui est de plus en plus forte à mesure de l’information par les médias des proches est aussi que l’obligation de moyens (que nous avons au plan légal et déontologique) évolue vers une sorte « d’obligation de résultat » au sens d’un « bon » résultat neurologique. Il nous faut tenir compte de cette demande. C’est la qualité de la vie à venir qui est prise en compte par l’entourage et c’est bien normal. Dans ce contexte, il s’agit de proposer un projet thérapeutique réel au patient et non de se contenter de traiter les unes après les autres les complications qui vont émailler le parcours en réanimation.
Il s’agira toujours de commencer par limiter ou stopper des thérapeutiques. Dans l’ordre décroissant dans le temps mais aussi en termes d’invasivité, on peut décider d’arrêter ou de ne pas introduire certains médicaments, on peut réduire l’enrichissement en oxygène du mélange gazeux apporté au patient, stopper la ventilation mécanique, extuber ou enlever la canule de trachéotomie, stopper l’anticoagulation préventive. Lorsque toutes ces thérapeutiques sont déjà stoppées, peut se poser la délicate question de la limitation ou de l’arrêt de la nutrition artificielle et de l’hydratation artificielle.
Il y a là une continuité dans ce retrait thérapeutique. Il faut bien comprendre qu’en pratique, le choix du traitement à arrêter et donc l’intensité de cette désescalade n’est que la conséquence du temps qui passe. Le même patient peut être concerné au cours de son évolution par les différentes phases que je décris ici en fonction du moment auquel ces décisions seront envisagées, qui lui-même dépendra d’éléments contingents, comme le délai de rendez vous pour réaliser l’IRM multimodale par exemple.
Concernant la possibilité de limitation ou d’arrêt de la nutrition artificielle et de l’hydratation artificielle, la situation est complexe. Le débat tourne autour de la qualification de soin ou de traitement : on ne pourrait pas le stopper dans le premier cas car les soins ne sont jamais arrêtés et l’on aurait le droit de les stopper dans le second car il s’agirait de traitements.
Pour nous réanimateurs, la nutrition artificielle administrée par sonde est un traitement car il a pour objectif de suppléer une fonction vitale défaillante, ce qui est consubstantiel à notre activité. Une partie de la recherche biomédicale se consacre aux modifications à apporter à la nutrition entérale pour améliorer le pronostic des pathologies de réanimation indiquant la part « médicamenteuse » de la nutrition. Le statut de la nutrition n’est d’ailleurs jamais questionné lorsqu’il s’agit d’une nutrition parentérale, c'est-à-dire d’une nutrition administrée par voie intraveineuse. Il s’agit dans les deux cas de nutrition, mais administrée par deux voies différentes.
Cette qualification de traitement ne change cependant rien à la question morale posée qui est celle de la possibilité ou non de stopper ce traitement chez un patient donné, même si la loi nous indique que « tout » traitement peut être arrêté. La temporalité intervient certainement dans cette question. Stopper la nutrition entérale d’un patient présent depuis cinq ans dans une unité EVC/EPR dont la raison d’être est justement de prendre en charge au mieux ces patients est certainement beaucoup plus problématique que de stopper la nutrition d’un patient en réanimation dont la survie dépend de multiples moyens de suppléance dont la nutrition fait partie mais qu’elle ne résume pas.
Il faut aussi comprendre que c’est en partie du fait des progrès de la réanimation que cette question se pose aujourd’hui alors qu’elle ne se posait pas hier. Nos techniques permettent de faire survivre des patients ayant des lésions neurologiques qui étaient incompatibles avec la vie, même avec une réanimation bien conduite, il y a quelques années. Ces patients décédaient avant que cette question ne se pose. En fait, on a déplacé par les progrès que nous avons accomplis la question du caractère parfois futile de la ventilation artificielle qui s'est posée dès les années soixante à la question de la futilité de la nutrition et de l'hydratation artificielles. La question de la double intentionnalité, posée dès cette époque, reste la même. C’est son objet qui s’est déplacé. Pour ma part, je considère qu’aujourd’hui, il y a une continuité morale dans les actes de réanimation que nous pratiquons, qui peuvent se définir par le recours à des procédures artificielles. Quelle différence peut-on faire entre la ventilation, une canule de trachéotomie et la nutrition artificielle quand c’est en réalité la question du devenir neurologique qui est posée ? Pourquoi l’un serait-il plus naturel que l’autre ? Pourquoi pourrait-on stopper l’un mais pas l’autre si ce n’est à cause des représentations que nous avons de l’alimentation ? Mais ne s’agit-il pas là que de projection ? Car pour l’individu inconscient, cela revient au même. Je comprends bien sûr cependant tout à fait la valeur symbolique de l’alimentation pour des parents, même si je pense qu’une discussion bien conduite peut les mener au-delà de cet aspect. Il s’agit de faire comprendre la distinction entre des projections de bien portants et une réalité médicale qui est très différente.
La question n’est peut être d’ailleurs pas tant ce que l’on peut limiter ou stopper que de réfléchir à ce que l’on peut faire. En d’autres termes, est-on en droit d’appliquer ces techniques de suppléance quelles qu’elles soient lorsque l’on sait que le patient ne retrouvera pas de vie relationnelle et n’aurait pas souhaité survivre dans cet état ?
Pour ma part, la limitation ou l’arrêt de la nutrition et de l'hydratation artificielles, si elle est vue comme une possibilité supplémentaire donnée aux soignants et aux familles dans l’alliance thérapeutique qui les unit au patient, est envisageable. Je serai tenté de dire qu’au-delà des modalités pratiques de la fin de vie, ce qui compte, c’est cette notion d'alliance thérapeutique et l’accompagnement. L’enjeu pour les familles, c’est de ne pas créer du deuil pathologique en particulier chez les enfants qui sont les plus vulnérables dans ces affaires dramatiques, car ils n’ont pas les mécanismes de défense des adultes. L’enjeu pour nous, c’est de garder notre pleine capacité à nous occuper du patient qui viendra « après », c'est-à-dire de pouvoir vivre avec ces décisions, de les comprendre et de pouvoir les défendre. En effet, notre devoir de justice inclut le soin du malade « d’après » que l’on doit traiter avec autant de sollicitude que celui que l’on a en charge maintenant. C’est aussi de maintenir la cohérence de nos actes et la cohésion de l’équipe sans lesquels plus aucun soin n’est possible.
Une autre façon de penser le problème de la nutrition/hydratation est de penser à ce qu’est la reprise de la ventilation spontanée. La reprise d’une ventilation spontanée, d’une autonomie respiratoire définit-elle une vie présentant une intégration corticale ? En réalité, la reprise de la ventilation spontanée est elle-même la conséquence d’une option thérapeutique, c'est-à-dire qu’elle est liée à la possibilité d’arrêter les sédatifs chez le patient lorsque l’œdème cérébral régresse. Ce n’est pas la pathologie elle-même qui empêche le patient de respirer et le rend dépendant d’une machine, ce sont les soins engagés pour lui faire passer la phase aiguë. La respiration peut se faire sans conscience aucune. Si on supprimait le cerveau d’une personne au dessus du bulbe, toute conscience serait absente, mais il continuerait quand même à respirer. En effet, les premiers éléments anatomiques des voies de la conscience commencent au niveau de la protubérance, donc au dessus des structures respiratoires réflexes localisées dans le bulbe.
La limitation ou l’arrêt de la nutrition/hydratation est une solution qui peut faire partie assez facilement du socle de valeurs communes d’une équipe de réanimation si elle n’est pas vécue comme une obligation mais comme une possibilité, comme l’est l’ajout d’une sédation. Par contre, l’acte d’euthanasie, voire l’utilisation de ces patients au vue d’un prélèvement d’organes sortirait de ce socle de valeurs communes. Dans un cas, il s’agit de stopper ce qui n’a plus de sens et de laisser la mort survenir, dans l’autre, il s’agit de provoquer délibérément la mort, voire de l’anticiper pour récupérer les organes.
Le travail d’une réanimation repose sur un fonctionnement d’équipe qui suppose que les valeurs du groupe et le souci du bien commun l’emportent sur les valeurs individuelles. La clause de conscience n’est pas applicable dans cet état d’esprit. Une équipe soignante dans une réanimation est une petite communauté de vie qui requiert le partage et l’acceptation d’un socle de valeurs communes au premier rang desquelles la gestion de la fin de vie. Le dispositif du 22 avril 2005 est assurément un des piliers essentiels de ce socle de valeurs que j’évoquais plus haut. Cependant, il persiste bien évidement des questions d’ordre moral ou médical auxquelles aucune loi ne saurait répondre.
La qualification de « bon résultat » neurologique nous interroge. Elle pose celle du « handicap acceptable ». Bien que l’on puisse tenir pour acquis qu’en médecine tout handicap est acceptable et que c’est très exactement le rôle et la place des soignants que de prendre en charge les plus faibles et les plus vulnérables d’entre nous, la question se pose à mon sens différemment quand c’est l’action médicale qui a permis ce handicap alors que l’évolution naturelle de la maladie se serait faite vers le décès. Dans notre équipe, il nous semble que l’absence de retour à un état de conscience permettant une vie relationnelle doit nous interroger sur le sens de notre action.
Pour certains proches ou certaines familles, cette « barre » est trop basse. Il ne faudrait accepter de continuer les traitements que si le handicap prévisible est modeste. Ceci nous met parfois en position de devoir protéger le patient contre sa famille. D’un autre coté, n’est ce pas à la famille, qui va finalement assumer matériellement les conséquences du handicap, de prendre en partie les décisions et de fixer ce qu’elle définit comme un handicap « acceptable » ? C’est une question complexe, dont on ne fera pas l’économie au fur et à mesure que les techniques permettant de prédire le handicap vont se développer. Pour d’autres, cette « barre » est trop haute. Ils pensent que c’est leur devoir de récupérer leur proche à tout prix, quelque soit son état. Changer d’approche requiert du temps. C’est en reprenant les arguments « éthiques » cités plus haut qu’un dialogue lent, progressif et respectant cette position, peut s’engager. Il s’agira là de verbaliser la complexité.
On se retrouve confronté à un problème majeur de temporalité : la logique légale et humaine voudrait que si l'on est certain du très mauvais pronostic, l’on arrête les traitements considérés comme disproportionnés à la phase la plus précoce possible. Les traitements sont très actifs et leur caractère futile est facile à démontrer eu égard à la puissance de leurs effets. Il y a aussi des complications que l’on peut choisir de ne pas traiter. Mais la logique médicale et éthique, qui veut que ces décisions soient prises avec un très haut degré de certitude, exige un examen clinique après l’arrêt complet de toute sédation. Se pose aussi le problème du délai de l’IRM, irréalisable précocement car dangereuse en cas d’hypertension intracrânienne. Ces décisions d’une extrême gravité requièrent avec certitude la conjonction d’éléments cliniques et IRM, voire biologiques (S100²) et électro-encéphalographiques (EPR – EEG dit cognitif). Une seule modalité d’analyse ne saurait suffire. Ce sont des décisions qu’il faut savoir prendre ni trop tôt, ni trop tard. C’est la question essentielle du « moment opportun » qui dépend de chaque malade et qui fait partie de ce que l’on peut qualifier de « rectitude » du jugement médical. Le problème est que plus le temps passe et plus le pronostic se précise, moins le patient reste dépendant de techniques de soutien artificiel. Le patient respire sans machine et la question d’arrêter jusqu’à la nutrition et l’hydratation artificielles peut alors se poser. Il y a donc discordance entre le temps médical pour le diagnostic (phase subaiguë) et le temps qui permettrait un arrêt des traitements les plus actifs (phase aiguë). C’est cette discordance qui génère de grandes difficultés dans la prise de décision et ses modalités pratiques.
Pour finir, il existe aussi un problème difficile à relater. Un service de neurochirurgie qui aura dans ses lits plusieurs patients végétatifs pendant des mois, voire des années aura une tendance que l’on peut comprendre à tout faire pour ne pas se retrouver dans la même situation. Pour cela, les chirurgiens et les médecins responsables de l’admission des patients en urgence vont diminuer leur prise de risque en refusant de faire rentrer dans les filières de soins spécialisées des patients ayant un risque élevé mais non certain d’évolution neurologique de mauvaise qualité. Ceci se traduit par des refus d’admission dès le stade initial chez les patients les plus gravement atteints que l’on aurait pu peut-être sortir d’affaire avec peu de séquelles. Ceci implique une prise en charge dans des structures moins spécialisées avec le risque d’aggraver un pronostic qui aurait pu être bon, voire parfois de générer des états végétatifs ou pauci-relationnels chez des patients qui auraient dus, s’ils avaient bénéficié d’une intensité thérapeutique maximale, évoluer avec peu de séquelles. Cet effet que l’on peut nommer « effet d’évitement d’amont » est connu des seuls médecins responsables des admissions en urgence. Bien que l’on n’en parle jamais et qu’il n’est pas évalué, cela n’en reste pas moins une réalité. C’est une des conséquences les plus perverses d’une mauvaise prise en charge de la fin de vie en neuro-réanimation.
De manière à rester dans l’esprit de la loi, tout en adaptant nos décisions aux cas particuliers, en fonction de la singularité de chaque situation, un certain nombre de repères doivent orienter nos pratiques, dont les principaux sont, selon-moi, les suivants:
La première chose est bien sûr de tout mettre en œuvre pour éviter de créer artificiellement ce genre de situations en agissant en amont, et cela de deux façons: la première est évidente. Il faut tout faire pour améliorer la qualité des soins apportés à ces patients dans les premiers jours qui suivent leur accident. Dans la dernière enquête réalisée en Ile de France, seulement 50% des patients ont été pris en charge selon les recommandations des sociétés savantes. Ce chiffre est inadmissible. Ceci passe par la mise en place de filières de soins spécifiques, par l’accréditation annuelle de ces filières après de strictes procédures d’audit, et par un effort considérable de formation continue. Des systèmes de suivi à long terme de ces patients sont indispensables au moins pour des sous populations bien ciblées. La seconde en est complémentaire. Elle consiste à reconnaitre que ces situations sont parfois générées par des thérapeutiques inappropriées au début de la pathologie du patient : réanimation ou chirurgie qu’il eût mieux valu ne pas mettre en route pour de multiples raisons : méconnaissance, inexpérience des soignants, urgence du contexte s’accommandant mal avec une réflexion collégiale, fragmentation de la décision médicale, mais aussi difficulté à affronter les limites du soin ou peur par le médecin de sa propre finitude. On voit encore trop d’actes effectués dans l’urgence, sans réflexion, conduisant de façon certaine à des désastres humains qui auraient pu être évités par une réflexion préalable. On voit beaucoup de médecins fuir leurs responsabilités en technicisant leur métier. En médecine, la réflexion éthique est indissociable de l’acte technique et cela encore plus dans le contexte de l’urgence neurochirurgicale.
Il s’agit d’une responsabilité partagée qui implique une chaîne de soins. Il faut, pour pouvoir l’assumer, un dialogue constant des acteurs de la chaîne, comme il faut lutter encore et toujours contre la fragmentation de la responsabilité médicale qui est un des travers de l’hyperspécialisation, néanmoins nécessaire, de la médecine aujourd’hui. C’est aussi cette notion de responsabilité partagée qui fait que la décision prise par le groupe doit être suivie par chaque acteur de soin si elle est conforme au socle de valeurs institué en commun.
Il faut que la famille ait, sans faire l’objet de la moindre manipulation, l’intime conviction que tous les traitements raisonnables ont été tentés à la phase aiguë et que l’information qui lui a été donnée a été loyale. Se pose de façon majeure la question du degré d’implication de la famille et des proches. Il s’agit de trouver un juste équilibre au cas par cas. La famille ne peut ni porter la responsabilité de la décision ni en en être exclue. Trop d’implication créerait une culpabilité et un risque de deuil pathologique, pas assez serait une tromperie. La seule façon de s’en sortir le moins mal possible est de s’adapter à chaque famille et de réinventer pour chacune la meilleure procédure à appliquer tout en ayant un cadre de réflexion commun à toutes qui permet de justifier nos choix. Les approches systémique et individuelle sont complémentaires sur ce point.
Il semble aussi que l’essentiel, en termes de gestion du deuil, est que la phase de l’agonie ne soit pas évacuée. C’est dans ce temps d’adversité qu’une reconstruction de la famille, de la fratrie, de la relation parentale, peut se faire. C’est aussi celui où l’on peut essayer de revenir sur les sentiments de culpabilité dans la genèse des accidents, qui souvent tourmentent les familles. L’accompagnement de l’agonie est un engagement fort de la relation soignante.
Dès la prise en charge du patient, mais de façon particulièrement marquée quand la décision de limitation thérapeutique est prise, l’accompagnement de la famille est crucial. Cela devient notre préoccupation essentielle par une sorte de déplacement des enjeux. La place d’un thérapeute dans l’équipe est ici irremplaçable, en particulier pour la prise en charge des enfants, qu’il s’agisse des enfants du malade, ou de sa fratrie. Il s’agit de passer de soins curatifs à des soins palliatifs sans changer de repères ni d’équipe. Il s’agit de faire en sorte que la famille passe de la peur panique d’un abandon de son proche à l’acceptation d’un décès que la médecine n’a fait que décaler dans le temps. Il s’agit d’accompagner la famille dans cette séparation.
Aller jusqu’au bout du soin, c’est aussi la prise en charge de la famille après le décès. L’analyste avec qui nous travaillons a pour habitude de toujours se rendre à la chambre mortuaire pour la levée du corps, et je trouve cela bien et très utile. Le temps de l’accompagnement ne s’arrête pas avec la mort du patient. La proposition de prise en charge psychologique des parents et des enfants après le décès est aussi essentielle. On peut proposer à ces personnes de prendre contact avec des associations du type : « Jonathan Pierre vivante » ou « Vivre son deuil ». Certaines familles reviennent nous voir après le décès. Ce retour sur ce qui a été vécu est riche d’enseignements.
L’adhésion de l’ensemble de l’équipe à cette notion d’accompagnement est fondamentale. La solidité de cette équipe est essentielle pour remplir nos devoirs envers le patient et sa famille. Les notions de sollicitude, de disponibilité, d’empathie, de compassion, d’attention, de confidentialité sont indispensables face à ces situations. C’est le travail d’amont sur les composants affectifs de la relation soignant-soigné mais aussi soignant-soignant qui va donner à cette équipe la sérénité qui lui permettra de faire face à ces situations extrêmes. C’est cela qui est si difficile.
Je pense à ces infirmières, à ces aides soignantes qui prodiguent tous leurs soins pendant des semaines pour traiter un patient et lui éviter des lésions supplémentaires liées à l’hypertension intracrânienne, qui acceptent avec le même dévouement de « nurser » ce malade pendant encore des jours voire des semaines alors que l’on s'interroge sur son avenir neurologique puis qui accompagnent cette famille pour le temps de l’agonie lorsque la décision de limitation des thérapeutiques actives est prise. Il y à là une notion d'attention à l'autre, d'humilité dans la pratique professionnelle, d’empathie et de solidarité à laquelle je voudrais rendre solennellement hommage ici car ces valeurs sont opposées au modèle comportemental que la société nous propose aujourd’hui.
Dans notre unité, nous avons gardé la symbolique du changement d’horaires de visite. Lorsque le temps de la séparation est venu, les familles sont invitées à rester auprès de leur proche le temps qu’elles souhaitent. Elles peuvent rester la nuit dans une démarche d’accompagnement de celui qui part. C’est un temps très important qui est souvent un temps de vérité durant lequel une partie cruciale de l’histoire familiale s’écrit. C’est lors de ce temps que l’empathie de l’équipe soignante sera vraiment sollicitée, voire testée.
La question de la gestion de la sédation qui accompagnera ces gestes est aussi cruciale. Comment évaluer le degré de souffrance d’un malade dans le coma ? Doit-on tenir compte de la souffrance des proches ? Doit-on attendre d’avoir des symptômes objectifs ou doit on être plus actif dans une optique de prévention de symptômes qui pourraient survenir ?
La première demande de la famille est le plus souvent : « docteur, pouvez vous nous garantir que le patient ne souffre pas ». Or, on sait depuis les travaux de Steven Laureys en IRM fonctionnelle, que la sensation de douleur est respectée dans les états pauci-relationnels et amoindrie mais non abolie chez les patients en état végétatif. La quantité, la nature et la dose des sédatifs administrés peut être problématique, liée à la difficulté d’évaluer cliniquement de façon fiable le confort du patient. Dès lors, soit on se contente de traiter des symptômes lorsqu’ils apparaissent en appliquant des sédatifs à doses minimales et on prend le risque de passer à coté d’une souffrance méconnue, soit on administre des doses plus importantes, donc moins titrées à un symptôme dans une optique plus préventive. A mon sens, les travaux de Steven Laureys (Lancet, octobre 2008) justifient cette deuxième option dans l’idée de l’incertitude quant à ce que pourrait percevoir le patient du fait de l’arrêt des traitements en appliquant une sorte de « principe de précaution ». Dans ce cas, on prévient en quelque sorte une souffrance qui pourrait se manifester mais que l’on ignorerait. Cette option a souvent la préférence des familles qui ne doivent pas cependant le vivre de façon mortifère. C’est aussi une façon de prendre en charge leur souffrance qui peut parfois s’exprimer par la peur de la douleur chez leur proche. Cette approche pourrait être rendue plus explicite par une modification du code la santé publique dans le cas précis des cérébrolésés nouveau-nés ou adultes incapables d’exprimer leur douleur et leur souffrance. Ce serait une avancée très importante.
A mon sens, il faut absolument sortir de l’amalgame entre les limitations thérapeutiques, y compris les arrêts de nutrition et hydratation artificielles et l’euthanasie. Cet amalgame est sciemment entretenu par les associations qui militent pour l’euthanasie. C’est d’ailleurs un « cheval de Troie » des militants pour une légalisation que de ranger les arrêts de nutrition artificielle dans la catégorie du « faire mourir ». Ils rejoignent d’ailleurs là ceux qui s’y opposent totalement en utilisant cet argument comme « repoussoir ». On est confronté au paradoxe que militants de l’euthanasie et opposants farouches utilisent le même argument pour défendre des thèses opposées. Chacun y voit un moyen incontournable de renforcer sa position. Tout ceci a été dit dans les auditions. Il s’agit pour moi dans les deux cas d’une forme d’instrumentalisation de la détresse de ces malades et de ces familles. C’était déjà la situation qui prévalait lors des débats au Sénat en 2005. Je pense qu’il faut sortir de cette vision binaire.
L’euthanasie est une revendication individuelle qui renforce l’autonomie de la personne aux dépens de la loi morale d’un groupe. Les pratiques de limitation thérapeutique en neuro-réanimation sont l’inverse. Il s’agit pour les médecins d’assumer collectivement des actes qui se révèlent après coup disproportionnés mais réalisés initialement en toute bonne foi et qui ont eu des effets collectifs : malfaisance pour le patient lui-même mais aussi pour ses proches et « effet d’évitement d’amont » qui pourrait condamner le « malade d’après » que l’on aurait pourtant pu sortir d’affaire.
Quand on observe ce qui se passe aux Pays-Bas ou en Belgique, force est de constater que finalement la loi sur l’euthanasie a ouvert un droit à la mort à caractère opposable. Pour moi cela ne relève pas de la fonction médicale. On voit bien que ces lois ont finalement touché « l’interdit de tuer » qui est pourtant un des piliers fondamentaux de la vie en société. L’euthanasie récemment médiatisée d’Hugo Clauss à Anvers au stade débutant de sa maladie d’Alzheimer en est une illustration parfaite. La proposition publique faite par les médecins du même hôpital d’euthanasier Chantal Sébire, proposition qu’elle a d’ailleurs refusée dans la continuité de son combat militant, en est un autre exemple. La possibilité qu’a eue le patient atteint d’une SLA, dont la famille a été auditionnée avant l’été, d’être euthanasié en Belgique est un dernier exemple. Ce patient voyait l’euthanasie comme l’expression ultime de sa liberté, liberté qu’il avait perdue d’une certaine façon, physiquement. Dans l’audition de ses proches, on comprend que la réponse des médecins belges, qui proposent de l’euthanasier, heurte le patient par sa brutalité, son caractère automatique et qu’il choisit de faire marche arrière. Accéder à sa propre demande lui parait soudain comme une mauvaise réponse à la vraie question qui est l’impuissance de la médecine devant l’injustice que le sort lui a réservée. Dans ces trois cas singuliers et différents à bien des égards, il s’agissait de patients qui voulaient mourir en toute conscience dans le cadre d’une souffrance plus psychique que physique. Pourtant, personne ne peut soutenir qu’arrêter le cœur pour traiter la souffrance est une réponse médicale appropriée. La légalisation de l’euthanasie n’est en pratique qu’une facilitation du suicide, voire la création de novo d’une nouvelle filière pour le prélèvement d’organes. C’est donc bien de cela qu’il s’agit. La médecine doit elle, peut elle, est-ce dans son périmètre, donner la mort à la demande ? Peut-elle aussi s’autoriser à prélever les organes de ces patients euthanasiés comme cela se passe en Belgique aujourd’hui ? Ce dernier point illustre le fait que la théorie de la « pente glissante » s’applique très bien à l’euthanasie1.
Cependant, de multiples interprétations de la loi du 22 avril 2005 et d’éventuelles dérives restent possibles. C’est la raison pour laquelle, sans qu’il soit question d’être normatif, un cadre général de prise en charge de la fin de vie en neuro-réanimation devrait aussi être défini au niveau national. Aujourd’hui, ce cadre n’existe pas et la prise en charge des cérébrolésés graves dépend quasi-totalement de la culture de chaque équipe, qui elle même dépend de l’histoire du service et des positions personnelles des individus qui la composent. Homogénéiser un tant soit peu cette prise en charge à l’ensemble du territoire nationale prendra de longues années. Ceci pourrait prendre le format de recommandations conjointes des sociétés savantes concernées.
Il s’agit de renforcer le dispositif de la loi du 22 avril 2005 en allant plus loin dans l’esprit et le cadre de la loi. Cette action passe avant tout par un effort massif de changement de la culture médicale. Il faut pour cela d’abord penser les déterminants de la « culture de l’acharnement thérapeutique » actuelle en médecine.
Pour ma part, j’en citerai trois :
Sur un plan concret, je discerne plusieurs lignes directrices.
Au XXIe siècle, les enjeux humains, sociologiques et anthropologiques de la médecine vont largement dépasser les enjeux techniques. La formation en éthique et la diffusion de la culture palliative vont devenir des pré-requis majeurs, si on veut éviter de sombrer dans le mercantilisme et l’utilitarisme qui feraient le lit d’une inhumanité médicale. Pour cela, il est indispensable, aussi bien au plan pratique qu’au plan symbolique, que les soins palliatifs deviennent une discipline universitaire comme en Angleterre. Il faut créer une sous section spécifique du CNU et ne pas émietter la représentation universitaire dans les différentes spécialités impliquées. L’argument que toutes les spécialités médicales sont concernées par les soins palliatifs n’est pas antagoniste avec une centralisation des leaders universitaires. Il s’agit de former une masse critique suffisante pour implémenter une véritable culture palliative dans nos hôpitaux en se calquant sur le système anglais. L’expérience des lits identifiés est à cet égard instructive. Le saupoudrage des moyens dans les services par le biais des lits identifiés en soins palliatifs (LISP) a plus crée un effet d’aubaine pour les hôpitaux qu’il n’a renforcé les soins palliatifs. C’est une erreur à ne pas reproduire pour la gestion universitaire de la spécialité. Il s’agit de démarrer un cercle vertueux : recherche clinique – mise en place de structures universitaires - modification des pratiques cliniques. Ce serait un signal fort que les pouvoirs publics prennent enfin au sérieux la question de la fin de vie et de ses interactions avec l’acharnement thérapeutique.
Dans cet esprit, il faut aussi structurer comme cela est prévu dans la loi du 7 aout 2004 (Art. L. 1412-6 du CSP) la formation des soignants à l’éthique en prenant comme modèle l’Espace éthique de l’AP-HP dirigé par Emmanuel Hirsch. La qualité de cette formation a été reconnue le 1er septembre 2008 par l’OMS qui a délivré à l’Espace éthique de l’AP-HP le titre de « Centre Collaborateur OMS pour l'éthique ». Il s'agit de la première structure Européenne bénéficiant de cette reconnaissance attestant ainsi d’une légitimité devenue incontournable. La création de quelques Espaces éthiques interrégionaux mis en réseau et en lien avec l’observatoire de la fin de vie est souhaitable
C’est aussi la méconnaissance du pronostic qui fait le lit de l’acharnement thérapeutique, le raisonnement étant « puisque je ne peux pas prévoir quel patient va réagir à mon traitement, dans le doute, je le prescris à tout le monde, même si des effets secondaires graves sont très probables ». La seule réponse sérieuse à cette raison justifiée à l’acharnement est de consacrer plus d’énergie à la détermination du pronostic des maladies sans la connaissance duquel tout le raisonnement sur la proportionnalité des soins ne tient plus.
Pour marquer cette volonté, un thème récurrent et pérenne du PHRC national pourrait être celui des études portant sur le pronostic des pathologies sévères qui engagent des coûts de santé importants. Dans le même esprit, il faudrait aussi maintenir le thème des soins palliatifs pour faire émerger un investissement de recherche dans ce domaine.
Il s’agit de faire entrer la réflexion, la culture de la prise en charge des familles, et en particulier des enfants dans le soin quotidien en réanimation. Ceci requiert la présence de psychologues et/ou d’analystes formés à cet effet. Ceci est particulièrement indispensable lorsque l’on touche au cérébrolésés. Au plan institutionnel, la présence obligatoire d’un psychologue dans les unités de réanimation, et spécialement dans celles qui ont à prendre en charge des patients cérébrolésés, me paraît être une piste à explorer.
On pourrait aussi sécuriser juridiquement le concept de sédation lorsque le médecin décide d’arrêter un traitement inutile, disproportionné ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie chez un patient dont la souffrance ne peut pas être évaluée du fait de son état neurologique et lorsque cet arrêt a pour effet d’abréger la vie du malade. Ce concept pourrait dans cet esprit répondre aux difficiles situations rencontrées en neuro-réanimation et en néonatologie.
La médecine est un marché sûr et dynamique. Il représente entre 10 et 15% du PNB des pays industrialisés. Comme le reconnaissent les financiers de ce secteur, il s’agit d’un marché captif, très peu dépendant des fluctuations de l’économie réelle et qui présente l’immense intérêt d’être financé par des fonds le plus souvent publics. Le paiement est donc sécurisé. En volume, c’est le plus important des marchés publics.
La part des médicaments hors GHS (groupe homogène de séjour) est passée entre de 16 % du chiffre d’affaires total de l’industrie pharmaceutique réalisé dans les établissements de santé en 2004 à 60% en 2008. Ces médicaments sont remboursés à l’euro près par la CNAM car ils sont justement prescrits en dehors des indications standards des GHS. Il s’agit par définition de soins exceptionnels et coûteux. On considère que l’augmentation nationale des dépenses des médicaments hors GHS entre 2006 et 2008 est de l’ordre de 750 millions d’Euros, soit l’équivalent de 8000 postes d’infirmières temps plein par an sur deux ans. La question qui se pose est donc celle de l’arbitrage entre les dépenses en médicaments et les dépenses en personnel. Comment compare-t-on les soins prodiguées par 8000 infirmières et l’amélioration de la qualité des soins prodiguées par une dépense supplémentaire en médicaments de 750 M€ ? Je ne sais pas répondre à cette question sauf dire l’évidence : quand il s’agit d’accompagner la fin de la vie, les infirmières sont plus nécessaires que les médicaments. On ne peut pas non plus passer sous silence que le budget de l’ONDAM étant fermé, toute dépense supplémentaire en médicaments est financé par un dé-remboursement du soin courant au prorata de cette augmentation. Or, le soin courant passe plus par la présence de personnel formé que par l’innovation pharmacologique.
Le système de la T2A, utile à bien des égards, a des effets pervers qu’il faut contrôler. Il conduit presque mécaniquement à une inflation des actes bien cotés et peu risqués. Il est aussi partiellement détourné en particulier dans le privé. De multiples méthodes sont employées. A titre d’exemples, des actes de biologie et de radiologie inclus dans le soin de la pathologie considérée et remboursés par la T2A sont externalisés et donc facturés deux fois à la CNAM, des examens complémentaires inutiles et coûteux sont auto-prescrits par les médecins en charge de ces patients, une double cotation des actes en faisant intervenir deux opérateurs pour deux gestes consécutifs fait dans le même temps opératoire est mise en place, etc.
Le système même de financement des lits identifiés de soins palliatifs est à revoir. Ce dispositif qui fonde l’essentiel de la politique en soins palliatifs depuis 2005, reposait sur l’idée qu’il fallait développer une culture palliative plus qu’une spécialité, s’intégrant là où la question palliative se posait et où le patient se trouvait. En réalité, ce financement qui était dédié spécifiquement aux soins palliatifs sert maintenant à combler le déficit des hôpitaux dans le cadre de l’EPRD, sans qu’une véritable culture palliative n’ait progressée. La gestion hospitalière par pôle a noyé l’identification de ces financements spécifiques. C’est le pôle à qui appartiennent ces lits qui se voit attribuer leur valorisation alors que ce sont les équipes mobiles de soins palliatifs qui y interviennent à moyens constants. Une distribution de 50% du financement spécifique de ces lits identifiés aux équipes mobiles de soins palliatifs pourrait être une piste de réflexion. Cela permettrait d’obtenir l’objectif qui était recherché lors de la mise en place de ce système, c'est-à-dire la diffusion dans les services de la culture palliative et non pas un effet d’aubaine pour les hôpitaux.
On le voit, en médecine, comme ailleurs, la règle financière pèse beaucoup plus lourd que les règles éthiques, déontologiques et médicales réunies. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Il faut donc remettre la règle économique en adéquation avec la règle éthique.
En conclusion, je dirais que légaliser l’euthanasie serait remettre en cause l’édifice global du soin dans son socle de valeurs fondamentales qui permet de faire travailler ensemble des soignants de toutes origines dans nos hôpitaux. L’hôpital exerce une fonction sociale extrêmement importante dans notre pays. Il fait consensus. Il est vu, à mon avis à raison, comme l’un des tous derniers lieux de l’application du contrat social, solidaire et fraternel qui nous unit. Je pense profondément qu’il ne saurait être question de modifier l’équilibre de l’hôpital pour donner à quelques uns un droit que la majorité ne revendique pas. Cependant l’hôpital n’est pas menacé par la seule légalisation de l’euthanasie. Il est menacé d’une dérive utilitariste, mercantile et de la survalorisation d’une technicité débridée. Beaucoup d’actions restent à mettre en place pour sortir d’une approche technico-scientifique de la médecine et lui redonner ses lettres de noblesse. C’est sur ce point que doivent porter nos efforts.
1 Dans la pratique médicale, la loi du 22 avril 2005 et les lois euthanasie belge et hollandaise ne sont pas complémentaires mais opposées. Ce sont deux visions contraires de la médecine et de son rôle en fin de vie. Nos voisins européens l’ont bien compris. Ils attendent que nous ayons consolidé nos choix pour se décider. On peut parier que l’Europe latine, l’Allemagne et la Pologne suivront le modèle français si celui-ci s’avère pertinent pour traiter les vraies questions médicales qui se posent à nous aujourd’hui. La solution française, originale, complète, est ni plus ni moins une contre-proposition aux choix belge et hollandais.
Nous avons appris récemment que les espagnols réfléchissaient à une légalisation de l’euthanasie. Il sera intéressant de suivre l’évolution de ce pays dans ce domaine. Trop souvent, les soi-disant avancées sur les questions de société servent à masquer l’échec des politiques dans le domaine économique. C’est une façon habile de déplacer les enjeux. Va-t-on se retrouver de nouveau dans ce cas de figure ?