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Exclusion et pandémie grippale : les enjeux face au mal logement

"Comment pourrait-on organiser « à ciel ouvert » des mesures de quarantaine ? Tel est bien l’enjeu paradoxal auquel seront confrontés les gestionnaires d’une crise de pandémie grippale qui devront faire face à une demande de soins difficile à quantifier pour ce public."

Par: Jean-Philippe Horréard , Ancien chef du service urgence sociale et intégration, Direction des affaires sanitaires et sociales de Paris, membre du Conseil scientifique de la Plate-forme Veille & réflexion « Pandémie grippale, éthique, société » /

Publié le : 24 Mars 2020

Des réalités peu identifiées

Les dispositifs de veille et de prévention mis en place par l’Organisation Mondiale de la Santé et déclinés par pays face à l’extension du virus de la grippe A, offrent à nouveau l’occasion de réfléchir à la question des priorités d’accès aux soins pour certaines catégories de publics fragilisés.
Dès 2006, lors de a présentation du plan de lutte contre la pandémie grippale, les fiches de recommandations élaborés par le Ministère de la Santé relatives aux conduites à tenir dans les différentes phases d’alerte, avaient mis en exergue les fragilités du dispositif préventif, notamment pour les personnes en difficultés d’accès au logement, symbole de protection et de repli chez soi en période d'épidémie.
 
Les  conséquences d’une pandémie grippale sur la population sans abri ou mal logée restent encore aujourd’hui très délicates à prévoir compte tenu de l’absence d’informations fiables sur ces populations, sur leurs réactions face à la crise et leur capacité d’accéder aux soins.  Seront-elles informées au même niveau que la moyenne de la population ? Comprendront-elles les mesures de précaution ?  Autant de problèmes difficiles à résoudre face à une population très hétérogène et marginale, ne maîtrisant pas toujours le français et dont la mobilité constitue chez certains la principale caractéristique.
Par ailleurs, l’organisation actuelle de l’hébergement d’urgence et du dispositif de veille sociale ne permet de répondre que très partiellement à l’objectif de mise à l’abri durable des personnes malades. De même, le problème spécifique des personnes sans papiers, en transit ou durablement installés sur notre territoire, pourrait être stigmatisé dans le sens d’un rejet brutal d’accès aux soins et d’hébergement pour des populations dont le profil migratoire multiplie les risques de propagation de l’épidémie.
Doit-on craindre en effet un traitement discriminatoire de populations en difficulté d’insertion ? Les hôpitaux déjà surchargés seront-ils contraints de procéder à des choix de personnes malades en fonction de leur capacité à se « remettre » dès lors que la sortie d’hôpital ne pourra se faire dans des conditions optimales de « convalescence » ?
 
La vulnérabilité des personnes sans abri ou en situation irrégulière sur le territoire constitue bien à cet égard le cœur du problème éthique dans la gestion de cette population en cas de pandémie grippale. Dans l’organisation très planifiée issue du plan gouvernemental de la lutte contre la pandémie grippale, des solutions de prise en charge des personnes en situation de grande exclusion sont proposées mais peuvent se heurter à de nombreuses difficultés de mise en œuvre opérationnelle.
L'accès aux soins des populations les plus exclues demeure problématique, ce qui est assez logique compte tenu de l’absence réelle de données statistiques dont les pouvoirs publics disposent pour organiser un dispositif adapté de protection en faveur de cette population. Comment pourrait-on organiser « à ciel ouvert » des mesures de quarantaine ? Tel est bien l’enjeu paradoxal auquel seront confrontés les gestionnaires d’une crise de pandémie grippale qui devront faire face à une demande de soins difficile à quantifier pour ce public.
 
L’objet de cette analyse n’est pas moins de pointer les insuffisances de planification sur l’accès aux soins des plus démunis que de contribuer à une réflexion éthique sur un problème de lutte contre les exclusions qui va au-delà de la seule gestion de crise de pandémie grippale. Le mode d’habitat ou de « non habitat » est au cœur d’une problématique de discrimination au travers de laquelle l’efficacité de la gestion de lutte contre une pandémie pourrait être remise en cause. Il faut donc bien analyser et connaître les phénomènes d’exclusion et les populations qui en sont victimes pour ensuite mieux proposer aux gestionnaires de la crise des solutions « adaptées » au profil de ces personnes vulnérables.
Car si le maintien à domicile constitue la règle de précaution élémentaire dans les plans de lutte contre la pandémie grippale, le problème de l’accès aux soins des sans abris ou des mal logés se pose avec d’autant plus d’acuité que leur mobilité et la fragilité de leur état de santé constituent sans aucun doute un facteur aggravant de propagation de la maladie.
 

Une des catégories parmi les plus vulnérables de la population lors d’une pandémie grippale - L’importance et la grande hétérogénéité des situations d’exclusions ne permettent pas d’organiser efficacement un accès aux soins des personnes les plus démunies en cas de pandémie grippale

Chaque année, le Rapport de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal logement en France[1] tente de quantifier le nombre de sans abris et d’établir une typologie des mal logés en France afin de mettre en exergue une problématique sociale majeure d’accès au logement dans notre pays. En 2009, Ce rapport recensait un minimum de 100 000 personnes sans domicile fixe sur le territoire national et 3 500 000 personnes environ connaissant une problématique forte de mal logement.
 
Comment intervenir aujourd’hui auprès de ces différents publics mal ou pas logés, qui ne pourront se tourner vers leur habitat pour se protéger des risques d’une pandémie ? Les chiffres établis peuvent toujours être contestés mais doivent permettre de mesurer même approximativement le nombre de personnes qui seront les plus vulnérables et, en particulier les personnes qui vivent durablement dans la rue.
La Fondation Abbé Pierre, sur la base du recensement INSEE de 2001, dénombre 100 000 sans abris sur le territoire français, en incluant le recensement de l’ensemble des personnes qui sont aujourd’hui hébergées dans des centres d’hébergement d’urgence. Un centre d’hébergement d’urgence se définit comme une structure d’hébergement non pérenne, hébergeant au minimum une nuit, en structure collective ou en chambre individuelle, dans le seul but de pallier le défaut d’hébergement. Même si différents plans[2] récents ont permis de transformer une grande partie des centres d'hébergements d'urgence en structures d'accueil pérennes, quelques centres d’hébergement encore n'ont pas d'autres choix que remettre les gens à la rue et les condamner à être exposés plus que d'autres aux affres de la maladie.
 
Si l’on compare schématiquement le nombre de places d’hébergement d’urgence en France[3] (91 000) et le nombre présumé de sans abris avancé par l’étude, il reste environ 10 000 personnes qui n’ont pas accès à l’hébergement d’urgence ou qui le refusent. Sur Paris, par exemple, on estime que le nombre de sans abris vivant durablement à la rue se situe  entre 3000 et 6000 personnes[4] selon les saisons.
Si l ‘on ajoute les 41 400 personnes estimées par la Fondation Abbé Pierre qui vivent dans des cabanes, squats ou structures provisoires, le nombre potentiel de personnes vulnérables car sans logements, en période de pandémie grippale est supérieur à 50 000 en France.
Cette population est statistiquement la moins couverte par l’assurance maladie et par voie de conséquence est susceptible d'être la plus fragile sur le plan épidémiologique. Il y aura donc pour les sans abris un vrai problème d’accès aux soins et on peut logiquement anticiper une prévalence plus forte de ce public en matière d’infection par le virus de la grippe.
 

Le plan gouvernemental de prévention et de lutte contre la pandémie grippale repose sur une stratégie d’endiguement liée à la quarantaine et au maintien à domicile des personnes malades

L’organisation des soins en situation de pandémie grippale est détaillée dans des fiches de recommandations publiées par la Direction des Hôpitaux et de l’organisation des soins du Ministère de la Santé et des Solidarités[5].
Pour les personnes malades nécessitant une hospitalisation, le problème ne se pose pas. Il n’y aura pas a priori de distinction entre les personnes, en fonction de leur situation sociale. On peut toutefois s'interroger sur l'accès dans les établissements de santé des personnes ne bénéficiant d'aucune couverture sociale (sans papiers, personnes en transit, clandestins...).
D’une manière générale, la préconisation dans l’organisation générale de l’accès aux soins en phase de pandémie grippale repose assez largement sur une stratégie de maintien à domicile, avec des consultations à domicile et une coordination des interventions sanitaires auprès des malades avec un objectif classique de tri et d’orientation des personnes malades.
 
Pour la population qui nous occupe, comment organiser la visite de médecins dans des centres d’hébergement d’urgence ? Comment repérer les personnes malades dans des squats ou des campements ? Comment prévenir la mobilité de ces personnes ?
Par ailleurs, dans l’hypothèse d’une phase aiguë de pandémie, pourra-t-on continuer à héberger collectivement des personnes dans des centres de 300 ou 400 places sans prendre des risques considérables pour les personnes et pour l’encadrement qui pourrait du reste se révéler insuffisant ?
Si un Préfet décide par mesure de précaution sanitaire de fermer ces centres, quelles solutions alternatives d’hébergement seront proposées pour les personnes sans domicile?
Enfin pour les personnes vivant réellement à la rue, quel dispositif de repérage et d’accès aux soins peut-il être proposé ?
 
Le dispositif d’hébergement d’urgence et de veille sociale repose encore sur des bases fragiles et aura des difficultés à s’adapter à la gestion d’une crise en cas de pandémie grippale. Les centres d’hébergement d’urgence, les espaces d’accueil de jour ou de nuit, les sites de distribution alimentaire sont autant de lieux à risque potentiels pour des populations fragiles et très mobiles où les personnes sont brassées sans que des mesures minimales de protection ou de repérage soient possibles.
Les centres d’urgence en dortoirs n’ont pas la possibilité d’isoler les personnes potentiellement malades. Par ailleurs, il n’est pas certain que les personnels d’encadrement des centres, non formés aux règles minimales de prophylaxie, souhaitent continuer à « s’exposer » en continuant à travailler, parfaitement conscients que les publics qu’ils côtoient sont plus à « risques » que les autres.
 
L’organisation architecturale actuelle des centres d’hébergement d’urgence et d’insertion ne permet pas en outre de répondre aux impératifs d’isolement en cas de mise en quarantaine. Les personnes malades pourraient éventuellement être regroupées » dans des chambres dédiées, mais au delà de ces mesures simples, comment prévoir le maintien de ces personnes dans des centres destinés à l’hébergement d’urgence exclusivement la nuit et qui, bien évidemment, n’ont pas les personnels d’encadrement le jour.
 
Sur Paris, et malgré les mesures récentes de transformation des centres d’hébergement d’urgence permettant aux personnes d’être hébergées 24h24, subsistent plus de 1000 places d’hébergement qui ne peuvent être dédiées qu’à de l’hébergement de nuit. En cas de pandémie grippale, la plupart des personnes sans abri, vivant dans ces structures collectives d’hébergement de nuit se retrouveraient exposées au risque de contagion potentielle et fuirait probablement ce mode d’hébergement sans avoir de solution de substitution. Il faudrait donc, au sein du dispositif d’urgence penser un nouveau système de crise, avec un tri potentiel des personnes et des centres d ‘hébergement continu avec un dispositif de surveillance plus adapté.
La population vivant en squat ou en habitat de fortune sera encore moins accessible. Des milliers de personnes, compte tenu de leurs conditions précaires d’hébergement, sont encore plus exposées que d’autres aux aléas du froid et de l’absence générale de confort. La visite à « domicile » d’un médecin est dans ce cas de figure exclue.
 
Enfin, les personnes vivant dans la rue, souvent à endroit fixe, sont par définition les plus exposées. Dans l’hypothèse où il serait décidé que les personnes sans abris constituent un facteur potentiel de propagation de la maladie, eu égard à leur fragilité et leur état de santé dégradé, pourrait-on les obliger à subir une mise en quarantaine dans des centres dédiés et fermés, même s’ils ne présentent pas les signes de la maladie ? Cette problématique souvent récurrente dans les périodes de grand froid où, régulièrement le débat sur le fait de forcer les sans abris à intégrer un centre pour éviter de mourir de froid, pourrait refaire surface lors d'une pandémie. Non seulement les personnes sans abris se « mettent en danger » en restant exposées dehors, mais elles font subir aux autres les risques de la contagion. Il y a donc une réelle légitimité à les mettre à l'abri ou dans le pire des cas, à l'exclure, hors du champ de la cité, comme certains vagabonds au moyen âge, lors des épidémies de peste.
 
Dans l’hypothèse d’une pandémie grippale, la personne sans abris  ne représente pas seulement un danger pour elle-même mais aussi pour l’ensemble de la société, d’où la tentation de l’isoler pour mieux le « protéger » en apparence. Il reste néanmoins que, comme dans les périodes de grand froid, certains sans abris tenteront d’échapper aux différentes équipes de maraudes constituées, en se cachant pour échapper à leur vigilance.
Par ailleurs, il faudrait planifier en urgence la création de places d’hébergement afin de répondre potentiellement à cette mise en quarantaine forcée, dans la mesure où comme cela a été vu précédemment, une partie du dispositif collectif d’hébergement d’urgence et d’insertion sera potentiellement paralysé. Reste le problème du recrutement et la disponibilité d'un personnel d'encadrement.
 
Il faut évoquer enfin la délicate question des migrants clandestins qui transitent sur notre territoire pour rejoindre un autre pays européen ou encore la situation sanitaire particulièrement préoccupante de certains camps Roms aux abords de grandes villes françaises et européennes. Toute personne sur le territoire dispose d’un droit d’accès aux soins, notamment lorsque sa vie est en danger. Mais le nomadisme et la clandestinité ne permettront un accès libre et équitable aux soins. Ils renforceront la vulnérabilité de ces populations à la maladie et de tous ceux qui les côtoient.
 

Mieux encadrer les populations les plus démunies dans un dispositif d'hébergement et de surveillance sanitaire mieux adapté à leur profil

Une organisation des hébergements d'urgence mieux adaptée à l'objectif de maintien à domicile dans une période de pandémie grippale

Le plan gouvernemental de lutte contre la pandémie grippale précise à travers différentes fiches de recommandations, les modes d’organisation spécifiques à l’accueil des publics les plus fragiles[6].
Différentes fiches de recommandations indiquent les actions spécifiques à adopter pour les établissements et structures accueillants un public en situation d’exclusion. Ils précisent les modes d’organisation propres à chaque établissement et préconisent l’élaboration d’un plan de continuité des activités dans l’hypothèse d’un absentéisme évalué à 30 %.
 
Pour les établissements accueillant les populations les plus démunies, des mesures organisationnelles s'inspirant des plans bleus pourraient être prises : gel des admissions, limitation des visites et des allées et venues, port des masques pour les personnels. Dans ce cas de figure, la plupart des grands centres collectifs d'hébergement d'urgence ne pourront rester ouverts ou devront diminuer fortement leur capacité d'accueil afin d'éviter des risques importants de propagation. D'une manière générale, il sera difficile de transformer l'ensemble des structures d'hébergement en centres fermés destinés à  protéger le reste de la population de ses malades « pauvres ».
 
La question d'un centre d'hébergement d'urgence « dédié » aux personnes infectées mérite toutefois d'être posée, dès lors qu'une surveillance médicale minimale pourra y être assurée. Dans les autres centres d'hébergement, la logique de maintien à domicile devra prévaloir comme partout ailleurs, en offrant la possibilité aux personnes d'y séjourner en continu. Le problème de l'encadrement reste entier, même si l'on peut compter sur un bénévolat actif et dévoué dans le secteur de l'urgence sociale qui permettra de combler le déficit d'encadrement des personnels salariés.
Une autre fiche de recommandation propose ainsi la mise en place de structures intermédiaires pour personnes vivant en situation de grande exclusion. Ces structures ont vocation à prendre en charge les patients grippés sans domicile fixe avec un objectif de domicile de substitution. La question d’un encadrement dédié et volontaire se pose encore une fois dans l’ouverture de telles structures.
 

La surveillance sanitaire des personnes les plus exclues

Une des conséquences prévisibles du développement d'une pandémie grippale est d'aboutir pour les populations les plus démunies, à des phénomènes de regroupement dans les grandes villes, générant ainsi des flux incontrôlés de migration et de déplacement de personnes en quête de soins ou d'hébergement.
Il est à craindre en effet que l'augmentation importante du nombre de personnes sans abri dans une ville comme Paris par exemple, ne produise l'effet inverse des mesures de limitation d'accès aux structures préconisées précédemment : la demande d'hébergement d'urgence, c'est à dire de protection contre les risques de contagion, risque de connaître une forte augmentation  et ne pourra être assurée, faute d'encadrement adéquat. En conséquence, les personnes laissées pour compte, risquent d'être beaucoup plus exposées et constituer un réel danger de propagation de la maladie, faute de protection.
La mise à disposition, voire la réquisition, de petites unités d'hébergement d'urgence, y compris dans les structures hôtelières, doit pouvoir être anticipée afin de prévenir un afflux incontrôlé de personnes potentiellement malades.
 
Enfin, pour les personnes restant réellement à la rue, la mobilisation d'équipes mobiles de maraudes, du type Samu Social de Paris, constitue sans doute le dernier rempart, pour les personnes qui auront le moins accès aux soins. Le repérage des personnes malades à la rue par des équipes de soignants afin de permettre leur éventuelle hospitalisation ou leur « mise en quarantaine » dans des centres dédiés du type lits halte soins santé, semble de circonstance.
 
Le problème de l'accès aux soins et à l'hébergement des personnes les plus démunies en cas de pandémie grippale reste aujourd'hui très mal mesuré, tant dans une dimension de planification des besoins que d'appréhension d'une population susceptible d'être exclue d'un système de soins parce que moins bien protégée que d'autres.
Dans une période de pandémie grippale, les sans abris ou les marginaux ne constitueront pas une population prioritaire dans l'accès aux soins, sauf dans la volonté de soigner ceux qui constituent un facteur potentiel de propagation de la maladie.
Pour autant, le déficit d'hébergement d'urgence qui résultera d'une crise de pandémie grippale dans les grandes villes nécessitera sans aucun doute de prévoir un accès aux soins plus important qu'il n'est prévu, pour les sans abris. En toute logique et sans que cela ne paraisse évident aux différentes autorités sanitaires, les plus démunis devraient être prioritaires dans l'accès aux soins et dans la recherche d’hébergements d’urgence et de protection face aux risques de propagation de la maladie.

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Épidémie, pandémie, éthique et société : des ressources pour comprendre et agir