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Légitimer nos décisions dans l’accès aux soins et aux traitements en temps de pandémie

"Comment sélectionner le bon décideur ? Souvent, cette question signifie, sur un plan général : qui doit décider, de l’expert ou du profane ? C’est naturellement cette question qui est à l’horizon des débats sur la responsabilité de chacun des membres de la société dans l’établissement de protocoles de tri pour l’accès aux soins."

Par: Benjamin Simmenauer, Professeur agrégé de philosophie, EA 1610 [Étude sur les sciences et les techniques - éthique, science, santé et société] /

Publié le : 08 Septembre 2014

Quels critères dans les procédures de tri ? 

La question d’un tri nécessaire des malades dans l’accès à des vaccins et à des antiviraux en quantité limitée est au centre des préoccupations éthiques qui émergent lorsque une crise sanitaire (du type pandémie grippale) fait basculer le corps social dans l’incertitude quant à la protection de la vie de ses membres. Trier les sujets revient à accorder à certains, au détriment des autres, le privilège de la vie. C’est un bouleversement complet des normes éthiques qui servent de repères à la coexistence sociale, légale et morale des individus. L’enjeu est donc le suivant : déterminer des principes (éthiques) dont on puisse déduire simplement les protocoles de tri retenus, de manière à éviter la dissolution de toute considération morale dans l’urgence des faits. Ou, pour le dire autrement, quels sont les fondements éthiques qui ne déclinent pas lorsque survient un événement assez grave pour remettre en cause la pérennité du contrat social ?
 
Quels sont les critères qui entrent en ligne de compte dans la conception de procédures de tri ? À suivre les principes d’un texte émanant du premier groupe de travail de l’OMS (qui s’est penché sur la question lorsque c’était un virus de grippe aviaire qui était en cause), ce sont :

  • l’efficacité des mesures de lutte contre la pandémie ;
  • leur équité ;
  • leur caractère justifiable. 

Ces trois notions ne sont pas du même niveau : les deux premières appartiennent à la sphère de l’opérationnalité, contrairement à la troisième. Cette dernière est davantage un méta-critère permettant d’arbitrer les conflits probables entre efficacité et équité. Si le philosophe a un mot à dire dans cette affaire, c’est en tant qu’il éclaire les fondements éthiques de ces critères, qu’il indique de quel système de valeurs ils participent. Je vais donc essayer de répondre à la question sous deux angles :
D’abord, je discuterai d’un point de vue philosophique la question du choix du bon décideur en contexte de crise (une question qui traverse la littérature sur la pandémie).
Ensuite, je m’attacherai à déterminer à quelles conditions des mesures appliquées par un décideur reconnu et sélectionné pour sa compétence en cas de pandémie (ou d’ailleurs toute autre crise du même genre) peuvent s’aligner sur des principes de justice distributive absolue. 
Je propose, à la fin de cette contribution, un modèle philosophique qui déduit d’une théorie abstraite du choix rationnel des principes de justice extrêmement généraux, dont l’application s’étend à toute forme d’organisation sociale, indépendamment de conditions matérielles concrètes.

Qui doit décider, de l’expert ou du simple citoyen ?

Comment sélectionner le bon décideur ? Souvent, cette question signifie, sur un plan général : qui doit décider, de l’expert ou du profane ? C’est naturellement cette question qui est à l’horizon des débats sur la responsabilité de chacun des membres de la société dans l’établissement de protocoles de tri pour l’accès aux soins.
 
Dans le livre III de l’Éthique à Nicomaque[1], Aristote lie la question de la décision (et du statut du décideur) à celle de la responsabilité morale : une décision ne se légitime pas que formellement, elle est encore acceptable, ou non, moralement. C’est bien d’une telle analyse que nous avons besoin, nous qui cherchons justement à rendre légitimes, et non pas simplement légales (formellement convenables), nos décisions de tri.
Aristote définit la décision comme la conclusion d’un raisonnement (qu’il appelle « syllogisme pratique », ou encore « délibération »), duquel doit se déduire une action. Plus précisément, cette action doit être conséquence logique des prémisses de ce raisonnement, c’est-à-dire que les prémisses du raisonnement ayant été posées, l’action décidée ne peut pas ne pas avoir lieu. Mais pour que le processus de délibération débouche effectivement sur une décision, l’agent doit être en mesure de décider en toute connaissance de cause. Par-là, Aristote entend qu’il ne décide ni sous la contrainte, ni dans l’ignorance. Sans contrainte : toute décision digne de ce nom doit être librement consentie : ni violence, ni contrainte morale ou psychologique. Et en conscience : l’agent qui décide n’ignore ni les raisons, ni les circonstances de l’action[2]. C’est donc librement et après avoir recueilli toutes les informations nécessaires que le « bon » décideur décide.
 
Dans le domaine de réflexion qui nous intéresse, à l’évidence seul le médecin est à même de considérer toutes les informations afférentes à la prise de décision. Lui seul est en mesure d’évaluer l’état du patient. L’expert serait donc seul compétent car, il lui est effectivement possible de décider en toute connaissance de cause.
Or, cette conclusion n’est pas réellement satisfaisante. La détermination des protocoles de tri demeure un objet d’analyse, somme toute, assez vague. Deux ordres de considération interviennent : celui du choix général de critères de sélection (I) et celui de l’application desdits critères (II). Or s’il est clair que l’analyse d’Aristote, et la conclusion que c’est à l’expert de décider, s’appliquent naturellement à (II), il n’en va pas de même pour (I). Or c’est bien (I) qui est crucial, pour au moins deux raisons. D’abord, parce que les décisions qui suivront (II) dépendront de manière évidente de celles qui auront été prises pour (I). Et ensuite, parce qu’à supposer qu’une seule prise de décision vaille pour (I) et (II), celle du médecin, celui-ci se révélerait seul responsable devant la société. De manière évidente, cette conséquence n’est pas souhaitable.
 
Première remarque, Aristote a lui-même posé les limites de sa théorie de la décision en remarquant que lorsque l’on dispose d’une connaissance parfaite, il n’y a pas besoin de délibérer. On ne délibère pas, ainsi, des vérités éternelles ou d’un théorème mathématique[3]. Aristote suggère qu’en réalité, nous ne délibérions que lorsqu’un degré d’incertitude persiste et se révèle irréductible.
 
Revenons à (I). En réalité, deux types de normes sont à l’œuvre dans le choix de critères de tri. D’une part, des normes scientifiques, que la littérature appelle « standards de soin ». Tels que je les comprends ici, les standards de soin sont le produit de la science médicale (notamment de sa composante probabiliste), et relèvent donc de la compétence de l’expert. La délibération qui conduit à leur choix est menée exclusivement par des scientifiques. Mais ces standards, qui (mutatis mutandis) décrivent les chances de succès d’un traitement étant donné l’état de départ de la santé d’un patient, ne suffisent pas à déterminer des critères de tri légitimes. Les standards de soin sont descriptifs ou normatifs, mais non prescriptifs. Et la prescription dont nous avons besoin est d’ordre éthique. Les principes éthiques pertinents dans un cas de ce genre sont les principes de justice distributive. C’est donc de la combinaison des standards de soin et des principes de justice distributive que peut résulter une légitimation plausible de la sélection des personnes qui auront accès aux soins.

Quelle continuité des principes de justice dans des circonstances graves ?

Les règles normales de justice distributive s’appliquent-elles en cas de crise majeure ? La société stable et la société confrontée à une pandémie se comportent-elles de la même manière ?
Si une décision de première importance en période de crise n’a pas été préalablement validée par une large majorité, il s’ensuit un risque de chaos général, voire de guerre civile. Les règles éthiques présidant à des choix douloureux doivent, pour le moins, susciter une certaine convergence. La pandémie a été rapprochée de la dissolution des institutions, la société retrouvant partiellement ou totalement des traits propres à l’état de nature. Chacun devenant une menace pour tous, on sort en pratique des conditions du pacte social, qui garantissait la sécurité générale.
La philosophie classique se trouve face à une sérieuse difficulté : les théories du contrat social s’appliquent à une situation d’association potentielle (qu’on appelle état de nature). Ici, nous avons affaire à une situation de dissolution potentielle. Pour le dire autrement, il n’est pas possible d’appliquer une théorie du contrat social classique (Hobbes, Rousseau, Locke, etc.) dans notre cas, parce que ces théories font l’hypothèse d’une situation concrète, où, que ce soit un effet de la nature humaine ou d’un accident de l’histoire, les hommes sont poussés à s’unir. Or, ici, nous sommes dans une situation où la société déjà constituée est en passe de se désagréger.
Une autre façon de présenter cette difficulté est de comparer ce qu’il en est des règles morales avec ce qu’il en est des règles politiques. Machiavel dit en substance que les règles politiques ont pour fonction essentielle de préserver l’ordre civil. Leur finalité est claire : elles ont à assurer la conservation de l’État. Du coup, si les conditions auxquelles l’ordre civil peut être concrètement maintenu changent, les règles politiques changent aussi. Elles sont flexibles, ce sont les variables de l’équation dont la solution est la conservation du pouvoir. Quid des règles morales ? Leur applicabilité en principe ne va évidemment pas dépendre des contingences que la société traverse, même si celles-ci menacent sa pérennité historique. Les règles morales ne peuvent être que constantes. Sans quoi ce ne sont pas des règles morales.
 
Je propose, pour finir, de rétablir la référence à la philosophie contractualiste, sous une forme simplement plus générale et abstraite que ses versions classiques. Pour cela, je m’inspire de la Théorie de la Justice (Harvard, 1971) de John Rawls, que son auteur donne précisément comme une généralisation des théories du contrat social classiques (XVIIe/XVIIIe siècles).
Dans l’optique de John Rawls, les principes de justice, qui reposent sur un sens inné de la justice (sur ce point très précis, l’origine de la justice comme valeur morale, Rawls est fidèle aux intuitionnistes qu’il critique par ailleurs) demeurent totalement indépendants des situations matérielles concrètes. Rawls présente sa théorie comme une espèce particulière de la théorie générale du choix rationnel. Mon choix de Rawls peut s’expliquer de trois manières :
Les trois critères d’efficacité, d’équité et de justifiabilité évoqués dans les réflexions de l’OMS (cf. Introduction) sont en phase avec les concepts cardinaux de la Théorie de la Justice, dont le propos était de concilier l’idée de « justice comme équité » avec le cadre de l’individualisme libéral. Ces trois critères peuvent être lus comme une forme d’utilitarisme modéré par des principes d’équité.
La généralisation rawlsienne de la théorie du contrat la rend applicable à n’importe quelle communauté d’agents, quel que soit, d’ailleurs, le contexte historique ou géographique de leur existence. Donc, en principe, il n’y a pas d’obstacle à l’appliquer au cas d’une pandémie.
La partie procédurale de la théorie de Rawls, c’est-à-dire les modalités effectives du choix des principes de justice par les contractants, rappelle la situation où nous nous trouvons placés face à une éventuelle pandémie. La notion de « voile d’ignorance » est éclairante (cf. infra). 
Je vais développer le troisième point.
Dans la théorie de Rawls, les arbitrages auxquels procèdent ceux qui doivent délibérer des principes de justice ont vocation à éliminer toute source d’arbitraire. Sur quels protocoles cette justice s’appuie-t-elle ? En l’occurrence, elle procède d’un accord originel entre des partenaires sociaux en situation d’égalité initiale. Il s’agit bien d’une forme de contrat. La situation fondamentale dans laquelle ces partenaires se trouvent n’a rien de matériellement déterminé. Une pluralité de personnes, supposées raisonnables, est décidée à s’engager dans l’aventure de la collectivité, sur la base d’un sens commun de la justice. C’est là que Rawls introduit le concept de voile d’ignorance. Au moment de choisir les principes de justice, chacun ignore quelle sera sa situation concrète dans la société lorsqu’il contracte. Sur cette base, il est concevable de délibérer de règles de justice universelles : personne ne défend sa position, les intérêts particuliers, source de conflit avec les intuitions de justice, sont mis de côté.
 
Le résultat de la procédure du voile d’ignorance est que deux principes de justice émergent, qui sont applicables à toute forme de vie collective raisonnable :
Principe 1 : Chacun doit disposer d’un droit égal à un système garantissant le plus de liberté possible, sans que la liberté de certains ne soit amoindrie par celle des autres
Principe 2 : les inégalités, si elles existent, sont profitables à tous. 
Par conséquent, les personnes apparaissant les plus défavorisées ne peuvent, d’un point de vue rationnel, être amenées à concevoir un système plus juste (en particulier pour la répartition et la distribution des biens primaires).
 

Éléments de conclusion 

La situation de voile d’ignorance est évidemment imaginaire et il serait naïf de penser que les intuitions des individus chargés de statuer sur les principes d’accès aux soins en cas de pandémie ne seront pas détournées des principes de justice purs par le souci de leurs intérêts personnels. C’est pour cela que, pour éviter ce détournement, et produire une simulation de « voile d’ignorance », les groupes de décision doivent présenter une diversité maximale : c’est à cette condition – une forme de démocratie cognitive - que les protocoles retenus ont les meilleures chances d’être reconnus comme acceptables par tous (même s’ils ne seront pas toujours acceptés dans les faits). L’état d’urgence n’implique pas la démission de la raison et plus on favorisera une prise de décision collective et rationnellement justifiable en amont, moins le risque d’une panique à tous les niveaux sera grand. En ce sens, les appels à la force ne sauraient précéder le recours à la discussion pour défendre la société. Symptomatique d’une tendance à la paresse démocratique (dont se méfiait, par exemple, Tocqueville) me semble l’attitude qui consiste à mettre en avant le parallèle pandémie/guerre civile/ terrorisme. La seconde : que la réflexion philosophique, encore une fois, ne saurait jouer un rôle constitutif (elle n’indique pas les décisions bonnes à prendre), mais seulement un rôle régulateur (elle dégage les conditions de possibilité d’une répartition juste des ressources disponibles). Elle n’a pas non plus intérêt à agir seule : l’aide de la psychologie sociale est vivement souhaitée, notamment, pour prévenir les risques d’une dénégation de l’extension des principes démocratiques aux contextes de crise.

[1] Du reste, à ma connaissance, il s’agit d’une des rares analyses qui embrassent la notion de décision dans toutes ses dimensions.
[2] Tout ceci reste naturellement très allusif. Pour davantage de détails, notamment sur les « circonstances de l’action », voir Ethique à Nicomaque, Livre III.
[3] C’est un point tout à fait discutable. Par exemple, il n’est pas absurde de dire qu’entre deux systèmes de géométrie, l’un euclidien, l’autre non, le mathématicien décide ou non d’inclure dans les axiomes de sa théorie le cinquième postulat des « parallèles ».

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