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Le discours libéral face à l’état d’exception
"L’ambiguïté du discours libéral peut donc être présentée de façon temporelle : ce dernier applique à l’état d’urgence des principes qui ne sont valables qu’avant l’état d’urgence. Mais cette confusion temporelle est fondée, comme nous avons essayé de le montrer, sur une certaine dénégation de la validité de la catégorie d’« exception »"
Par: Ulysse Korolitski, Professeur agrégé de philosophie, enseignant à l'Institut des études politiques de Paris, membre du Conseil scientifique de la Plate-forme veille & réflexion « Pandémie grippale, éthique, société » / Université Paris-Sud 11 /
Publié le : 08 Septembre 2014
Penser l’urgence
Parmi les dangers liés à une pandémie grippale, deux apparaissent de façon évidente à la première approche : celui de l’impossibilité de mettre en œuvre les mesures adéquates et celui de l’arbitraire nécessaire à cette mise en œuvre. Selon que l’on se soucie plus du premier ou du second danger, on endossera l’armure du réaliste politique et utilitariste ou celle du défenseur des droits de l’homme et de l’intégrité démocratique.
N’aurait-on le choix qu’entre l’arbitraire et la catastrophe sanitaire ? Faudrait-il se résoudre soit à violer les droits fondamentaux soit à se lier les mains ? Au cœur de ce dilemme, c’est le statut de l’état d’exception qui est en jeu, entendu comme restriction plus ou moins marquée des libertés publiques et remise en cause de la séparation des pouvoirs au profit de l’exécutif, en cas de danger grave.
La faiblesse des approches libérales touchant la possibilité d’une pandémie grippale est que, dans leur refus plus ou moins franc de l’état d’exception, elles en abandonnent l’élaboration et la justification aux réalistes politiques, s’enfermant ainsi dans une dénégation stérile et faisant courir à la démocratie les risques dont elles entendaient justement la protéger. On notera au passage ce que peut avoir de paradoxal cette attitude, l’état d’exception ayant été historiquement pensé comme le seul moyen de sauver le gouvernement « régulier » : il est avant tout une invention démocratique et républicaine, et il ne devrait donc rien avoir d’effrayant a priori, même s’il pose de nombreux problèmes.
Quoiqu’il en soit, il convient, si l’on ne veut pas livrer ce thème aux prévisibles excès du réalisme, de permettre à un libéralisme décomplexé de se l’accaparer [1].
Pour préciser ces enjeux, on peut se référer à l’utile typologie dressée par Pasquale Pasquino [2]. Ce dernier distingue deux grands types de penseurs de l’état d’exception : les monistes, pour qui il n’y a pas de différence entre « gouvernement régulier » et « gouvernement d’exception », et les dualistes, qui « affirment que la « norme » et l’« exception » sont deux conditions différentes du système normatif » (p. 18). Parmi les monistes, il distingue encore entre ceux qui refusent cette différence « parce qu’il serait possible de tout réduire à la logique juridique du gouvernement régulier » (p. 13) et ceux qui identifient toute action gouvernementale et le principe du salut du peuple comme loi suprême, c’est-à-dire les absolutistes (Hobbes, par exemple). Le plus grand des dangers, selon nous, est de réduire la perspective libérale et démocratique à l’angélisme du premier monisme, comme si cela était le meilleur moyen d’éviter le second.
Parmi les dualistes, on peut aussi distinguer deux positions. La position « ontologique », qui fonde ce dualisme sur un état du monde objectif et facilement reconnaissable, appelé « urgence » ; et la position « épistémique » ou « sceptique », plus circonspecte sur l’évidence de cette situation et encline à penser qu’il pourrait y avoir désaccord sur sa qualification, ce scepticisme impliquant qu’il « faut attribuer à un acteur du système politique et constitutionnel (organe ou institution) la « compétence, ou l’autorité épistémique » qui consiste à déclarer l’existence de l’état d’exception » (pp. 18-19). On pourrait discuter cette dernière distinction et à cette occasion examiner le statut et les modalités d’une veille sanitaire, dans le cas de la grippe aviaire. Mais ce n’est pas notre objet ici. L’important est plutôt de constater que ces deux dualismes évitent le piège tendu par l’angélisme. En effet, en pensant pouvoir régulariser l’exception, celui-ci s’interdit de pouvoir penser l’urgence : la catégorie de l’urgence n’a pour lui aucune signification et, pour le dire un peu grossièrement, qu’il y ait une pandémie ou non, c’est la même chose ; il manque donc son objet. Mais ils évitent aussi le piège tendu par l’absolutisme du second monisme qui, en quelque sorte, généralise l’exception.
Application des principes démocratiques
Cette première étape est essentielle, car elle permet la reconnaissance de la consistance de l’état d’exception, qui est à la fois une reconnaissance de l’urgence et un refus de l’autoritarisme absolutiste. Cette reconnaissance, c’est bien entendu au libéralisme démocratique de se l’approprier s’il ne veut pas être seulement verbal.
Car les ambiguïtés liées à une position libérale qui refuse la levée de certaines garanties constitutionnelles sont nombreuses. L’état d’exception se définit par la possibilité de passer outre certains droits fondamentaux et de brouiller la séparation des pouvoirs. Il est donc inutile et contre-productif, même si les sentiments les meilleurs en sont la cause, de prétendre que les droits fondamentaux doivent être respectés en cas de pandémie grippale et que l’exécutif ne doit pas empiéter sur le législatif : c’est ne pas reconnaître la spécificité de la situation, c’est nier la pandémie (croire, en quelque sorte, que la prévision de 1 à 2 millions de décès et de 0,04 à 2,7 % d’hospitalisations pour l’Europe, que la possibilité de devoir faire protéger les hôpitaux par l’armée, que la limitation drastique des déplacements, etc., seraient les caractéristiques d’une situation à gérer normalement…), c’est s’interdire de pouvoir la traiter efficacement et c’est laisser le champ libre à tous les excès, puisque c’est être sûr de n’être pas entendu.
Dans cette perspective, certains arguments sont dangereux, voire mensongers. On ne peut pas, en toutes circonstances, prôner la transparence et la nécessité d’associer les citoyens aux décisions, par exemple. En effet, défendre cette thèse, c’est identifier la situation exceptionnelle et la situation normale, c’est presque confondre l’exécutif et le législatif au moment où il faudrait le plus les distinguer au profit du premier. Tout comme dans le cas du dualisme « sceptique », il faut pouvoir compter sur une instance qui décide seule et vite.
Le réflexe libéral pourrait alors être de dire que rien n’assure la légitimité des décisions ainsi prises. C’est tout le contraire, mais il faut distinguer deux niveaux. Dans l’état d’urgence, la question de la légitimité de la décision ne se pose pas, c’est même ce qui caractérise cet état. La question n’est pas celle de la légitimité de la décision prise dans l’état d’urgence, mais celle de la légitimité de l’état d’urgence lui-même. Soit un exemple : l’un des problèmes les plus délicats, en cas de pandémie, sera évidemment celui de la quarantaine et de l’assignation à résidence. La quarantaine est une mesure qui contrevient aux droits fondamentaux, et il est tout à fait légitime de discuter des modalités de son application. Mais il serait irréaliste de s’interdire d’y avoir recours. On peut imaginer le préjudice qu’une telle mesure pourrait provoquer : une personne non-malade courrait un grand risque au contact de personnes malades, il faudrait donc prévoir la possibilité dans certains cas, le plus souvent possible, d’isoler individuellement les personnes. Mais reconnaître un droit d’appel suspensif serait irresponsable, puisqu’il rendrait l’endiguement de la pandémie impossible.
Cet exemple est un peu simpliste, et aucun théoricien, même très libéral, ne défendrait une telle possibilité de faire appel. Mais certaines pétitions de principe libérales peuvent le faire croire, et c’est justement ce qu’il faut éviter. Il s’agit donc, en somme, de ne pas confondre la discussion démocratique sur la nature de l’état d’urgence, avant l’état d’urgence (seul moyen que celui-ci apparaisse légitime aux yeux des citoyens), et l’application des principes démocratiques réguliers aux décisions prises pendant l’état d’urgence.
La question de la légitimité
L’ambiguïté du discours libéral peut donc être présentée de façon temporelle : ce dernier applique à l’état d’urgence des principes qui ne sont valables qu’avant l’état d’urgence. Mais cette confusion temporelle est fondée, comme nous avons essayé de le montrer, sur une certaine dénégation de la validité de la catégorie d’« exception » : c’est son monisme qui condense le temps. Une fois cela compris, on peut tenter d’affronter ces difficultés plus sereinement.
En effet, la situation est plutôt encourageante.
Premièrement, il est bien sûr fondamental de s’attacher à discuter de l’exception, avant qu’il ne soit plus temps de le faire. C’est aujourd’hui que la question de la légitimité doit se poser, pas une fois la pandémie avérée, et il n’est pas trop tard.
Deuxièmement, le discours libéral, s’il semble parfois confus sur ces questions, est imprégné des éléments qu’il refuse parfois. L’un des arguments les plus forts du discours libéral sur le problème de la légitimité est celui selon lequel toute mesure sera inefficace si elle n’est pas acceptée par la population et donc jugée illégitime. Mais cet argument n’est pas éthique, c’est l’argument utilitariste par excellence ! La nécessité d’une réflexion éthique qui associe les différentes catégories médicales, politiques et la population dans son ensemble est une nécessité réaliste et utilitariste en son fond. Le libéralisme a seulement à en être conscient et à ne pas enfermer la substantialité de ses principes en eux-mêmes. Il pourra ainsi se donner les moyens de ne pas laisser l’autoritarisme (le second monisme) occuper seul le terrain du réalisme.
Troisièmement, il est sûr que l’état d’exception est un pis-aller, mais il n’est pas impossible, avant qu’il ne devienne nécessaire, de le réduire à son strict minimum. En effet, il est censé permettre d’agir vite dans des situations par nature imprévisibles. Or, il est tout à fait possible de quadriller au maximum, par l’expertise, la concertation, la construction institutionnelle, la philosophie morale et politique, les situations à venir. Si l’on se figure le domaine de l’action politique comme une ligne, on peut tenter de réduire ainsi à son minimum le segment qui isole l’exception. Mais pour cela il faut, comme nous avons essayé de le montrer, accepter de penser ce segment dans lequel règne, mais bien encadrée, la décision politique pure.
Enfin, on peut penser que le refus libéral d’accepter l’exception est lié à l’idée selon laquelle elle serait le lieu du non-droit et donc de l’incontrôlable. Les dispositifs sont pourtant nombreux qui permettent de se défaire de ce préjugé. Nous en citerons quelques-uns pour conclure.
Comme pour la dictature romaine, et contre les analyses schmittiennes, il est tout à fait envisageable que l’instance qui exerce les pouvoirs d’exception ne soit pas celle qui décide de la situation d’exception.
Pour éviter les abus, on peut aussi envisager qu’une juridiction puisse juger, une fois l’urgence passée, les décisions prises pendant la situation d’urgence (à l’aune du critère de proportionnalité, par exemple).
Durant la période de crise, rien n’interdit un certain contrôle administratif.
Certaines garanties légales peuvent être proposées, comme celle de retrouver son emploi après avoir été mis en quarantaine, par exemple. Tout comme des dommages et intérêts pourraient être octroyés à ceux qui auraient été lésés par certaines décisions.
Reconnaître le caractère exceptionnel de la pandémie, admettre que des moyens exceptionnels doivent alors être mis en œuvre, tels sont non pas les obstacles, mais les conditions pour qu’un contrôle démocratique spécifique puisse être mené.
Le discours libéral ne peut pas refuser d’accueillir en son sein l’exception et un certain décisionnisme (qu’il ne doit pas identifier trop rapidement à l’arbitraire). Heureusement, ces conditions sont aussi celles de la légitimité et de l’efficacité d’un tel discours.
Références
[1] Bien qu’elle rejette, grâce à la notion de « police », la dichotomie normalité/exception - mais seulement, à notre sens, pour éviter la peur liée à la notion d’exception (pour des raisons plus stratégiques que théoriques, donc) -, la démarche d’Antoine Garapon nous semble ici assez proche de la nôtre, mais appliquée au terrorisme. Cf. « Les dispositifs antiterroristes de la France et des États-Unis », Esprit, 08-09/2006, pp. 125-149.
[2] In « Urgence et État de droit. Le gouvernement d’exception dans la théorie constitutionnelle », Revue trimestrielle de sciences sociales, n° 51, premier trimestre 2003, « Sécurité et démocratie », pp. 9-27.
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