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La mise en danger de la Cité
"Dans la problématique de la pandémie, la logique commune de l’éthique et de la démocratie conseillent de penser la menace grippale selon le paradigme historique de la patrie en danger. Intégrer le parti pris éthique à une politique de prévention, c’est mobiliser les citoyens pour la défense d’une cité dont le salut garantit la reconnaissance de leur humanité et de leurs droits."
Par: Elisabeth G. Sledziewski, Maître de conférences de philosophie politique, Université de Strasbourg (Institut d'Etudes Politiques) et Espace éthique /AP-HP, membre du conseil scientifique de l’Espace éthique Alzheimer /
Publié le : 08 Septembre 2014
Le parti pris éthique
La mobilisation préventive des pouvoirs publics contre une éventuelle pandémie grippale ne peut faire l'économie d'une démarche de veille éthique, articulée à la réflexion des différents experts.
Ce postulat, qui fonde la mission de notre plate-forme, mérite d’être explicité préalablement même à l’inventaire des problèmes. Quel est l’apport spécifique d’un regard éthique sur la menace de grippe aviaire ? Quels en sont les enjeux ?
Il ne s'agit pas, en la matière, d'adjoindre un supplément d'âme au traitement pragmatique du risque déjà mis en place, où prévalent pertinence technique, rigueur gestionnaire et efficacité administrative. Il ne s'agit pas non plus d'assortir les réponses technocratiques d'un emballage communicationnel - version plus actuelle du supplément d'âme - garantissant leur bonne réception par l'opinion, donc par les populations à protéger. Un tel objectif - sensibiliser, éduquer, réconforter - s’atteint par des moyens rhétoriques et non éthiques, même si ceux-ci, l’expérience le prouve, peuvent opportunément venir renforcer ceux-là.
En revanche, face au péril sanitaire tout autant que dans d’autres arbitrages de la vie collective, le parti pris éthique consiste à mettre les hommes au centre du dispositif censé les administrer. Au centre comme objets, au centre comme sujets.
Comme objets, puisque le point de vue éthique est celui qui met en exergue l’humanité de ceux dont on prétend prendre soin — une humanité posée comme première, irréductible et indisponible. En ce sens, dire l’éthique est tenir le discours de l’absolu anthropocentré, selon lequel il n’est pas possible, quelque avantage matériel qu’on trouve à le faire, d’appliquer à la conduite d’un groupe humain la même rationalité qu’à celle du troupeau ou plus généralement à l’économie des choses, non plus qu’il n’est possible d’appliquer à la personne les critères en usage pour décider du sort d’un bien.
Comme sujets, puisque le point de vue éthique n’est autre que celui de l’humanité sur elle-même, en quête de son propre salut — en ce sens, prendre soin des autres hommes en tant que tels, c’est décliner sa propre humanité, c’est les convier au partage d’une commune humanité.
La leçon éthique revêt dès lors une portée politique. Loin de s’abstraire de la rationalité gestionnaire, loin de faire le vide autour de lui pour disqualifier, en la repoussant dans les brumes du relatif, toute approche réaliste des affaires humaines, le discours éthique se veut un parti pris sur les choses. A ce titre, il interpelle les décideurs pour leur enjoindre d’établir une équation incontournable entre l’humanité des citoyens dont ils sont en charge et leur propre humanité, en tant que sujets capables de décision. Il interpelle de la même manière les citoyens. En bonne logique éthique, si ceux pour lesquels les décideurs décident sont des hommes, ils sont nécessairement, comme tels, co-sujets et non pas seulement objets de la décision. C’est la même humanité qui se donne à reconnaître en amont et en aval du geste décisionnel : humanité de compétence et humanité d’essence ici indiscernables, comme le sont aussi autorité des lumières et « amour de l’humanité ».
La patrie en danger
Décider pour la cité en intégrant le point de vue éthique, c’est donc permettre à ceux qui sont l’objet d’une politique d’en devenir également les sujets : en l’occurrence, inviter les citoyens à participer à la recherche des solutions, compter sur eux pour les promouvoir.
On observe à cet égard la parfaite affinité de la logique éthique avec la logique démocratique — et, dira l’historien, réciproquement. Toutes deux ont pour principe l’indivisibilité de l’humain, celui dont on est responsable et celui auquel on appartient.
Il ne saurait ainsi y avoir, en démocratie pas plus qu’en morale, de distinguo pertinent entre les lumières et la vertu, ou le dévouement à la cité. Condorcet affirmait, quelques années avant la chute de l’Ancien Régime : « Peut-être le courage de la vertu est-il moins nécessaire aux rois qu’un esprit juste et les lumières. »1 Il ne tenait plus ce propos dix ans plus tard, lorsque l’Assemblée Législative proclamait « la patrie en danger » le 11 juillet 1792. Et s’il lui avait été donné de jouir des bienfaits de la République, il aurait sûrement pris le temps de le rectifier.
Dans la problématique de la pandémie, la logique commune de l’éthique et de la démocratie conseillent de penser la menace grippale selon le paradigme historique de la patrie en danger. Intégrer le parti pris éthique à une politique de prévention, c’est mobiliser les citoyens pour la défense d’une cité dont le salut garantit la reconnaissance de leur humanité et de leurs droits. Réciproquement, ce parti éthique est le seul qui permette de penser que la mise en danger de la cité est l’affaire personnelle de tous les citoyens. Sans cette relation intime, inscrite au cœur du pacte social, entre la responsabilité de chacun et le salut commun, la logique du désastre ne peut être contrée, même par le talent et les efforts des décideurs. On méditera utilement à ce sujet le livre II (47-54) de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, relatant la peste d’Athènes, et le premier livre de La Cité de Dieu de saint Augustin, tirant les leçons du récent sac de Rome par les Wisigoths (410).
Seul à même de capter toute l’énergie du pacte social, le parti pris éthique et démocratique apparaît toutefois souvent comme un parti de faiblesse, ou du moins d’affaiblissement de la décision. Il convient d'en démontrer au contraire la puissance. Comment maintenir le double cap de l’éthique et de la démocratie en continuité avec les exigences de la rationalité sanitaire et administrative, à quelles conditions, dans quelles conditions : c’est ce que le travail de la PREPG s’efforce de déterminer.
I - Penser les crises sanitaires comme des crises morales et politiques
Pour le philosophe ou le politiste, la pandémie grippale constitue un objet inhabituel. En revanche, la notion de crise lui est très familière. Toutes les crises ne sont pas d’ordre sanitaire. L’histoire est remplie d’événements qui ont causé la perte de cités entières. Les philosophes ont coutume de souligner que la vocation d’une crise est de mettre en lumière les faiblesses de la cité. Elle lève le voile sur ses insuffisances, et donc...sur sa suffisance, dans la mesure où elle la fait douter de ce qu'elle tenait pour acquis.
La démarche de veille sanitaire permet ainsi de pointer à la fois les conséquences de l’impréparation et la mise en échec des plans de prévention les mieux conçus. Il suffit parfois d’un grain de sable ou tout simplement d'une confiance excessive dans l'expérience accumulée pour générer une catastrophe de grande ampleur.
Le propre des crises, on le sait mais il faut le rappeler, est de surprendre. Elles surviennent au moment et à l'endroit où on ne les attendait pas, sous la forme qu'on n'attendait pas. L’actualité ne cesse de substituer une crise à une autre. Nous avons pu voir en 2006 comment la France, focalisée sur le péril aviaire, s’est trouvée submergée par la vague de protestation contre le CPE : ils attendaient la grippe, ils ont eu la grève ! Les plus brillants experts peuvent par ailleurs témoigner de ce que les dispositifs techniques les plus sophistiqués n’évitent pas l’échec, et même le précipitent. Le philosophe observe, perplexe, jusqu'à ce qu'on lui demande son avis. Mais bien souvent il n'est interpellé qu'en désespoir de cause, lorsque le fiasco tourne à l’ubuesque. Nous avons tous appris dans les manuels d’histoire les conséquences du port des pantalons couleur garance au début de la Grande Guerre. Il arrive aussi que nos défenses soient inopérantes, sur un plan militaire, technologique ou immunitaire. On découvre en catastrophe que comme la ligne Maginot, elles ne sont d’aucun recours matériel, et qu'il faut se tourner vers d'autres défenses. En l'occurrence, nos défenses éthiques, éthico-politiques plutôt, qui peuvent encaisser davantage de chocs, pour peu qu'on ait pensé à les construire et à les tester. Elles ne sont pas moins essentielles que les autres, en amont comme en aval du péril.
Il peut en effet arriver que les hommes soient totalement démunis face aux maux qui les frappent, qu’ils soient dépassés par le cours des événements. Toutefois, la réponse prend forme dans l’attitude morale adoptée. Certains discours d'évaluation de l’impuissance sont déjà forts d’une certaine puissance, d'emblée opposable à la fatalité.
« La pandémie c’est la guerre », prédisent déjà les spécialistes. Oui, tout juste. Car ce qui est en jeu dans la pandémie n'est pas seulement l’équilibre sanitaire, démographique ou économique des sociétés, mais l’ordre politique : c’est bien la vie ou la mort de la cité.
A ce titre, la pandémie interpelle le philosophe et le politiste. Pas comme pourvoyeurs de maximes bien senties et de références classiques censées embellir la contribution des experts. Mais comme sentinelles de la cité, comme vigiles de la conscience publique, capables d’évaluer la portée d'une épreuve cruciale pour la société démocratique, pour sa viabilité historique et pour son sens.
Les murailles de la démocratie sont invisibles, car elles résident dans l’esprit des citoyens
La notion de cité inclut celle de danger. En effet, faire cité, depuis la nuit des temps, revient à s’entourer de murailles pour se protéger d’un environnement hostile. C’est encore délimiter une frontière entre l’intérieur et l’extérieur d'un espace consacré par le pacte social, quelle qu'en soit la forme. Ce faisant, la cité s’entoure d’un dispositif aussi symbolique qu’architectural – murailles de mots et murailles de pierres – dans le but d’envoyer des signaux forts, pour reprendre une expression chère à nos journalistes, tant ad intra qu'ad extra. Il s’agit non seulement de signifier aux habitants où ils se trouvent et à quelle communauté solidaire ils appartiennent, mais encore d'interdire aux horsains le bénéfice de cette appartenance. En ce sens, édifier des murailles, c’est instituer des citoyens.
La cité démocratique tend toutefois à rendre ses murailles invisibles. Paradoxalement, car elle a une conscience aiguë de son historicité et donc de sa fragilité historique, la communauté démocratique répugne à s’entourer de murs. Elle s'entend mieux à construire des ponts qu'à construire des murs, pour reprendre une célèbre formule d'Isaac Newton.
La cité libre peut ainsi entreprendre d’abattre des murailles, au nom d’un principe social supérieur... Ce peut n'être, il est vrai, que le remplacement d'un ouvrage militaire par une barrière fiscale, ou par un mur de séparation des classes — songeons à Paris renonçant à ses "fortif's" dans l’atmosphère crépusculaire de l'entre-deux-guerres, où le petit peuple inquiet de la capitale chante avec Fréhel « que sont devenues les fortifications ?», parce que pour lui, la cité qui le repousse hors les murs n'est plus le lieu du pacte social.
La démocratie remplace volontiers les barrières physiques par d’autres types de défense, intériorisés mais non moins lisibles par tous. Il s’agit de défenses morales, érigées contre un ennemi qui ne porte pas forcément un uniforme étranger, mais qui peut tout aussi bien s'appeler défiance, anarchie, aliénation. Les citoyens font partie d’un corps politique souverain dont la conscience collective doit rester suffisamment forte pour lui donner des raisons de s'engager dans des entreprises communes. L'essentiel n’est plus alors de se blottir dans une forteresse, mais d'adhérer à un même projet et d'en mesurer ensemble la validité. La démocratie s’appuie sur des murailles et des fondations vivantes, vouées à se régénérer en permanence sous peine de dissolution du pacte social.
La conscience de sa vulnérabilité comme première stratégie de défense
La démocratie constitue le régime politique vulnérable par excellence. Vulnérable, et qui plus est narcissique, hypocondriaque, toujours encline à s’inquiéter de son sort. A peine instaurée, elle débat sans fin de ses maux, de son équilibre menacé, de sa refondation nécessaire, en vue de laquelle les citoyens s’affairent sur l’agora ou sur le forum. En ce sens, le régime démocratique en appelle continûment à la conscience de ses co-contractants. Le rappel des dangers qu’encourt la cité est inscrit dans la trame même du développement de celle-ci, où il est fait constamment référence à la bonne volonté des citoyens, à la philia chère à Aristote. Il s’agit là d’un sentiment actif d’appartenance au corps social, qu’il paraît inadéquat de traduire par « amitié ». S'il est permis d'user ici d'un langage contemporain, on suggérera d'entendre la philia au sens de « solidarité ». Elle consiste en la volonté d’agir pour le bien commun et en une bienveillance de principe à l’égard des membres de la cité.
Puisque la démocratie a vocation à être en alerte perpétuelle et à assumer sa vulnérabilité, c'est qu'elle a partie liée avec l’éthique. En effet, tous doivent s’interroger et obéir à une injonction permanente de questionnement sur le cours des choses. Cette « métaphysique de tous les jours » commande aux citoyens d'actualiser les valeurs collectives. Si les crises, en survenant, peuvent laisser la cité démunie, elles trouvent souvent un début de réponse dans le fait que ses citoyens délibèrent en permanence pour faire vivre leurs valeurs.
Un acte terroriste, un virus peuvent ainsi frapper une communauté démocratique. Au-delà de toutes les circonstances et urgences particulières, cette dernière aspire à faire vivre une idée qu’elle se fait de l’humanité. Or, réfléchir sur les idées et les valeurs immuables constitutives d’une certaine humanité est la tâche de l’éthique. Celle-ci confronte en permanence l’action au service de la cité et les principes dont elle se réclame.
L’éthique : agir au nom d’une conception générique de l’homme
Le présent propos s’inscrit dans une très vieille exigence philosophique : affirmer que la cause de l’homme dépasse la cause des hommes vivant et agissant dans l'ici-maintenant. Selon ce postulat, il existe toujours quelque chose de supérieur aux intérêts individuels et aux bénéfices particuliers liés aux circonstances. Lorsque Platon théorisait l’immortalité de l’âme, il renvoyait à cette idée de l’homme au-delà de l’humain, en parlant d'elle comme d’un « beau risque à courir ». En effet, il y a un risque pour les décideurs à lever la tête du guidon de la logique de l'efficacité et du calcul coût-avantage pour intégrer un paramètre hétérogène, transcendant au champ déjà si complexe de la gestion pragmatique des choses, en l'occurrence cette idée supérieure de l’humain. Ceux qui sont en charge de la cité ont pourtant besoin de cette transcendance, ils doivent s'y référer sous peine de se réifier, c'est-à-dire de perdre le fil du sens, qui seul permet de coudre ensemble les multiples paramètres décisionnels. Le rôle de l’éthique consiste à démontrer l'intérêt de courir ce risque.
L'approche éthique des menaces dirigées contre la cité identifie celles-ci, même dans l'urgence, comme des menaces contre l’homme en général. Courir le risque éthique, c’est enjoindre aux décideurs de se placer sur ce plan alors qu'il y a manifestement des problèmes plus pressés à régler. Cette injonction serait indécente s'il n'y allait que d'un supplément d’âme. Elle n'est supportable que parce qu'elle renvoie à quelque chose de plus grave, de plus fort : la mise en échec de la barbarie, la préservation du caractère humain de la cité.
Face aux périls sanitaires, la démocratie ne peut se dispenser d'adopter un parti éthique qui consiste à mettre l’homme au centre de toutes décisions et à défendre son humanité. Le point de vue éthique place en exergue la dignité de ceux dont on prétend prendre soin. L’éthique installe l'absolu anthropocentré au cœur des affaires de la cité.
L’impératif du respect de l’homme et le risque de basculement dans un schéma hiérarchique
Dans certaines sociétés, des postulats métaphysiques ou religieux ont force de loi. La démocratie, quant à elle, s'inscrit dans la perspective d'une religion de l’humain, quelles qu'en soient les formes liturgiques et culturelles spécifiques. Au risque de choquer, on pourrait à cet égard rapprocher la démocratie des systèmes non démocratiques qui, sur des bases religieuses, insistent eux aussi sur l’indisponibilité de l’humain. L’humain n’est pas disponible, au sens où il ne s’adapte pas à l'usage qu'on veut en faire, comme un propriété soumise à la règle de l'usus et abusus. On fera référence ici à l’impératif catégorique énoncé par Kant dans la deuxième section des Fondements la Métaphysique des Mœurs (1785) :
- « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » ;
- « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle » ;
- « Agis selon des maximes qui puissent en même temps se prendre elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature. »
Dans notre société hyperindividualiste et hédoniste, l’autonomie du sujet peut être comprise au contraire comme un "moi d’abord", comme un "si je veux, quand je veux", revendication séduisante et réputée progressiste. Cependant, si l'on y prend garde, l’autofondation du sujet vire à la barbarie lorsque celui-ci prétend organiser le monde à sa guise. Cette perversion correspond alors exactement à ce que les nazis ont appelé "triomphe de la volonté", et qui autorise le sujet autofondé - dans ce cas, sujet racial collectif et non sujet individuel - à décider de l’humanité ou de la non-humanité d’autrui. On se situe ici à l’exact opposé d’une démarche éthique, dans une logique de la force, où les critères fondant l'action ne sont reconnus valides que lorsqu’on dispose des moyens de les imposer. Le discours éthique referme cet abîme ; il protège le sujet de son propre vertige en lui enjoignant de reconnaître qu'il y a de l'indisponible absolu, un socle d'humanité à partir duquel seulement (et pas en deçà duquel) il sera possible de produire du sens.
Il importe de relever qu’en situation extrême, il existe un fort risque de recours à ce schéma d'autoproduction et d'autovalidation des normes, tant de la part du groupe que de la part des individus. Lorsque la cité est menacée, il est donc salutaire de percevoir la crise du point de vue non pas uniquement des hommes à sauver hic et nunc, mais de l’humanité en général. Le point de vue éthique n’est autre que celui de l’humanité sur elle-même, en quête de son propre salut. Il s'agit de prendre soin des citoyens en tant qu'hommes, et pas seulement en tant que ressortissants de la cité. En ce sens, l’éthique se déploie dans l'au-delà du politique. Parce qu'il y a urgence, elle convie les membres de la cité au partage d’une humanité commune, moyen sûr de décliner sa propre humanité.
On clôturera cette réflexion en faisant référence à l’œuvre de Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, si importante pour nous qui cherchons à articuler l'efficacité sanitaire et l’éthique. Il est urgent, selon Jonas, d'adapter l’impératif catégorique au nouveau type de l’agir humain. Sa maxime pourrait notamment se formuler ainsi : « agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Dans cette perspective, nul n’a le droit de compromettre l’être des générations futures au nom de l’être des générations actuelles. En vertu du principe de responsabilité, "nous avons bien le droit de risquer notre propre vie mais pas celle de l'humanité".
Une catastrophe sanitaire est à la fois une épreuve morale et un accident politique. C'est du reste sous ce double aspect que Thucydide, au livre II de La Guerre du Péloponnèse, décrit la peste qui a frappé Athènes en 430 et l’a mise en crise globale. Cet épisode a préfiguré, un quart de siècle à l'avance, la ruine de la cité et de ses institutions démocratiques au profit de Sparte, la victoire du système oligarchique, l'affaiblissement général des valeurs.
II Les notions de devoir et de droit en période de pandémie grippale
Interrogeons-nous enfin sur la résilience pratique des notions de droit et de devoir. Comment sont-elles affectées par un état de catastrophe, en cas de pandémie grippale puisque c’est cela qui nous préoccupe ? Parler de droits, de devoirs fait-il sens dans un tel contexte ? Leur consistance n’est-elle pas altérée par la catastrophe ? On pourrait craindre en effet qu’une pandémie généralisée ne rende nos belles proclamations, mais aussi notre droit positif semblables à des chiffons de papier. Qu'à l'heure du sauve-qui-peut généralisé, le droit ne soit plus qu’« incantations et niaiseries », comme Platon le fait dire à Calliclès dans son dialogue Gorgias.
L'oubli de l'humain
C'est vrai, nos codes, nos normes, nos règles collectives peuvent sombrer. D’une manière intéressante, Dostoïevski répond à certaines de nos interrogations dans un passage des Souvenirs de la maison des morts. Il y est question d’un forçat particulièrement ignoble : « un morceau de chair pourvu de dents et d'un estomac, (...) un des spécimens les plus complets de l'animalité qu'aucun principe, aucune règle ne parviennent à contenir (...) un monstre, un Quasimodo moral. » Et voici comment se conclut cette description terrifiante : « Non ! l’incendie, la peste, la famine, n’importe quel fléau est préférable à la présence d’un tel homme dans la société. » Ce cri du cœur humaniste est à méditer et à ne jamais oublier par ceux qui veillent sur la cité en temps de catastrophe. Car il replace les choses à leur vraie valeur en distinguant l'anéantissement matériel, si grand soit-il, de l'anéantissement moral, seul vraiment ruineux. La peste... ou la pandémie grippale n’est pas un fléau aussi grave que la présence d’un homme dont l'inhumanité triomphante menace l'humanité de tout le groupe. La catastrophe naturelle est réparable à condition que l'humanité fasse valoir ses droits à cette réparation. La catastrophe morale qui consiste justement en un déni d'humanité, ne permet aucune réparation. Rien n’est pire que la négation de ce qu’est l’homme. Les mots de Dostoïevski sont donc à entendre comme un acte de foi dans l'absolu de l'être, dans la capacité infinie de l'homme à se faire don à lui-même, pour parler comme Claude Bruaire, d'un être qui le dépasse et dont il se sent redevable. C’est la suspension de cette humanité ouverte sur elle-même qui constitue le seul authentique danger.
Le rappel des droits : un acte fondateur de la communauté politique
Reconnaître l’existence de son semblable dans la cité, c’est voir en lui un titulaire de droits. C’est donc, par symétrie, reconnaître que l’on a des devoirs à son égard. Cette double reconnaissance est le ressort de la civilité, mais aussi le point d'appui de toutes les résistances, de celle à opposer à la catastrophe, notamment. De quelle manière est-elle appréhendée dans notre corpus juridique ? On fera référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, ainsi qu’au Préambule de la Constitution française de 1946. L'intérêt de ces textes est pour nous primordial.
En 1789, l'Assemblée constituante adopte le texte fondateur de notre civilisation démocratique, aujourd'hui partie intégrante, rappelons-le, du bloc de constitutionnalité de la V° République. Son Préambule est énoncé comme suit : « les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que leurs actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. »
Ainsi, il existe donc des situations dans l’histoire humaine (nombreuses, aux yeux des constituants de 1789) où l’on ignore et méprise les droits de l’homme. Les conséquences en peuvent être gravissimes. C’est pour cela, précisément, qu’il faut faire acte de déclaration, pour contrebalancer la pesanteur effective de l'inhumain. Faute de quoi les droits et les devoirs de l’homme peuvent être mis entre parenthèses ou tomber dans l’oubli. Certaines situations historiques commandent donc d’y faire expressément référence. Si ces droits ne peuvent être à tout instant brandis ou invoqués, alors ils risquent d'être effectivement bafoués. Le contenu des déclarations des droits fondamentaux ne saurait être ignoré par les membres du corps social. Si les principes exprimés peuvent parfois paraître redondants, il faut y voir une réponse à l’insistance symétrique de la barbarie.
Une économie politique du salut
En effet, le respect des droits et des devoirs fondamentaux de la personne n’a rien d’automatique, puisque ceux-ci relèvent de la réflexivité de la conscience humaine, donc d’un travail sur soi et non d’une évidence. Lorsque les principes ne sont pas rappelés, ils sont comme désactivés. Le volontarisme des rédacteurs de nos textes fondamentaux s’explique donc aisément. Les droits, les devoirs ne se maintiennent pas per ipse dans l’effectivité. En 1789, les constituants se trouvaient aux prises avec des circonstances chaotiques La Grande Peur sévissait. Nombre de châteaux étaient en flammes. Quelques semaines avant l'adoption de la Déclaration, un député mettait en garde l'Assemblée contre le risque de ne plus avoir à « donner de lois qu'à la France dévastée ». Loin de constituer un trompe-l'œil, un "manteau de paroles" comme disait Aragon, un alibi de l'impuissance à agir, le verbe déclaratif des droits de l'homme s'inscrit au cœur de l'urgence historique. En ce sens, la Déclaration de 1789 fait figure d’acte de salut public. L’invocation des droits des citoyens, dans une période de troubles, est un antidote politique au chaos possible et au chaos réel, passé et présent.
Le Préambule de la Constitution de 1946 est un autre texte canonique de la civilisation juridique et politique française. Ses premières lignes font référence à une période historique dramatique : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »
De fait, l’Europe sortait d’une catastrophe qui a affecté non seulement les États, mais l’humanité elle-même en ce qu’elle a de plus fondamental et dans son identité même. Là encore, quelque chose d’essentiel devait être réinitialisé. La vérité des droits et des devoirs se devait d’être proclamée et rétablie. Seul un acte juridique, constitutionnel était à même de le faire. Aucun état de fait historique n’est de nature à justifier la suspension des droits et des devoirs constitutifs de l’humanité. En 1946, il n’a été possible de rétablir l’ordre des choses qu’a posteriori, c'est-à-dire après la défaite de régimes politiques qui ont tenté de le compromettre.
Faut-il faire preuve de pessimisme, en constatant que le rétablissement des droits naturels de l’homme n’a été rendu possible que par la défaite militaire de régimes leur ayant porté atteinte, et que ni le droit, ni la morale, ni la politique n'y ont réussi ? Faut-il désespérer de la démocratie en songeant qu'en France, une assemblée démocratiquement élue a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain ? Ce réalisme n'empêche pas de faire confiance malgré tout au volontarisme et à la pugnacité du droit, à la vigilance de la morale. L’affirmation des droits et des devoirs de l’homme constitue à ce titre un acte indispensable d'humanisation de la société, par ailleurs étant de fait soumises à la force des choses, c'est-à-dire aux lois d'airain de l’histoire et de l'univers physique.
L'innommable de la catastrophe…
La littérature est riche d’exemples de sociétés fragilisées, immobilisées, si ce n’est complètement pétrifiées par une catastrophe. Les descriptions d’épisodes de pestes par Thucydide, Xénophon, Lucrèce, les récits de Tacite faisant état de communautés plongées dans le chaos sont autant de lectures édifiantes.
La peste est sans doute l’exemple-type du fléau réduisant des sociétés entières au néant. Ainsi, la peste est une sorte de locus desperatus du politique et du rationnel. On connaît le mot de La Fontaine dans la fable des Animaux malades de la peste : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » ; car le fléau affectait la cité, autrement dit le genre humain dans son ensemble. Aucune barrière ne pouvait être opposée au mal, autrement dit, il y allait de la possibilité même de la société humaine, et de l'homme comme "zoon politikon" selon Aristote, comme être pour la société. Non seulement les êtres humains étaient menacés dans leur capacité de survie, mais ils l’étaient encore dans leur capacité à concevoir rationnellement la pérennité et l’avenir de leur communauté. La peste, « puisqu’il faut l’appeler par son nom », comme le note la Fontaine est, en dernière instance, indicible. Elle est l’innommable. On peut parler de droits et de devoirs. On peut les invoquer, les proclamer. Au contraire, il n’est pas possible de parler du chaos. Ce dernier constitue la limite à partir de laquelle il n'est plus possible de convoquer a puissance du logos. Ainsi, plus qu'une calamité physique, la peste symbolise dans la littérature la menace d'une mise en échec du langage et de la raison.
En un sens, c’est précisément face à événement extrême, comme peut l’être une pandémie grippale, que la collectivité a le plus besoin de la parole des juristes, des philosophes ou même des écrivains. Le dévoiement ultime, c’est de ne plus rien nommer, de ne plus rien désigner et de laisser le chaos dissoudre toute parole. À ce point de l’exposé, j’évoquerai Les Fiancés de Manzoni, texte bien méconnu en France, et pourtant magnifique, de la littérature romantique italienne. L’épidémie, la quarantaine y sont décrits. L’un des personnages est désigné comme "l’Innommable". Il désigne précisément tout le négatif d’une société bouleversée par le fléau, rendue méconnaissable par la dissolution de ses codes moraux. Toutefois, à un moment de la trame de l’histoire, il reçoit la grâce et tente de se racheter du mal qu’il a commis. Le négatif absolu que personnifiait l’Innommable finit par se convertir au respect des valeurs authentiquement humaines, contribuant ainsi à un happy end.
Nécessairement, quand les normes s’effondrent sous l’action de la peste, un innommé, un innommable survient et brouille l’ensemble des repères dépendant du logos, de la parole rationnelle, de l’acte déclaratif. De profundis, du fond de cet innommé peut s’opérer un retournement salutaire.
Quand il est question de la préservation des droits et devoirs dans un contexte de pandémie, c’est le problème de la résistance de la cité qui est soulevé en dernière instance. La cité ne recommence pas à exister en rebâtissant sur des ruines, mais bien avant. L’acte refondateur est bien l’invocation, par les victimes, de leurs droits. Quelque chose, un socle naturel, ne pouvait en aucun cas être remis en cause par la catastrophe, quelle qu’en soit l’ampleur.
…et le socle imprescriptible des droits
Posséder des droits, c’est aussi avoir des devoirs. La relation entre concitoyens n’est concevable que sur la base d’une réciprocité des droits et des devoirs. Ils attestent de l’existence d’une cité. Les individus ne sont pas atomisés, tant que leur individualité est garantie dans ses droits par la cité qui les lie. Mais même si celle-ci est en ruines, elle subsiste à l’état de projet dans la conscience de ces individus. Nous sommes ainsi en dette à l’égard de la communauté politique, puisque les individus et cette communauté tirent réciproquement leur existence l’un de l’autre. Décliner ses droits, c’est le faire au nom de la cité dans son ensemble. Une déclinaison de devoirs en découle réciproquement.
La force contraignante des circonstances peut être considérable, sur la collectivité comme sur les personnes. Or s’il n’est point de personnes, il n’est point de droits. Les deux termes naissent, se développent et meurent ensemble. Il appartient aux techniciens du droit positif de procéder à certaines restrictions des libertés publiques compte tenu d’un état de catastrophe. Fondamentalement, ces aménagements ne sauraient remettre en cause l’existence de droits inaliénables. Ils sont connus. Ils sont reconnaissables et il faudrait inscrire le principe de leur respect en préambule de tout dispositif de gestion de crise.
Très cyniquement, les nazis avaient inscrit au-dessus du portique du camp de concentration de Buchenwald : « Jedem das Seine (à chacun son dû) », mémorable formule issue du code de Justinien. Cette provocation est à rapprocher du fameux « Arbeit macht frei » figurant au portique du camp d’Auschwitz. Les nazis ont effectivement estimé pouvoir, à leur convenance, toucher au socle imprescriptible des droits de l’homme, et même le tourner en dérision. L’issue de leur entreprise a montré qu’ils ont sous-estimé la capacité des hommes civilisés à réaffirmer les droits et les devoirs indissociables de leur condition.
1 Condorcet, Des avantages et des progrès des Sciences, Discours de réception à l'Académie française, 21 février 1782.
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