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Rôle du médecin généraliste et enjeux éthiques dans les plans pandémiques européens
La plupart des plans pandémiques européens, à l’instar du plan français, racontent l'histoire de l’émergence d’un nouveau virus grippal. Nous essayons d’écrire le scénario à l’avance, phase après phase, d’anticiper les mouvements du virus en y adaptant l’attitude adéquate à chaque étape. Mais comme dans un film à suspens, malgré notre meilleure imagination rien ne se passe jamais comme prévu.
Par: Jean-François Michard, Médecin légiste à la Direction Nationale de la médecine légale de Suède /
Publié le : 03 Septembre 2009
Texte Extrait de Pandémie grippale. Ordre de mobilisation, à paraître Éditions du Cerf, septembre 2009
Rôle contrasté du médecin généraliste dans les plans pandémiques européens
La plupart des plans pandémiques européens, à l’instar du plan français, racontent une histoire, celle de l’émergence d’un nouveau virus grippal. Nous essayons d’écrire le scénario à l’avance, phase après phase, d’anticiper les mouvements du virus en y adaptant l’attitude adéquate à chaque étape. Mais comme dans un film à suspens, malgré notre meilleure imagination rien ne se passe jamais comme prévu. Les plans pandémiques européens ont été conçus dans l’esprit de lutter contre un virus aviaire hautement pathogène, le A(H5N1) (mortalité de près de 50 % sur les premiers virus émergents) alors que nous sommes actuellement confrontés au A(H1N1) (mortalité estimée de 0,1 à 0,4 %) (1).
Il existe toutefois d’autres types de plans. Le plan suédois est un conglomérat de petits fascicules abordant chacun un aspect de la lutte contre la pandémie. Le plan pandémique irlandais (2) est une brochure illustrée destinée au grand public, sa « première épreuve » ou « draft » est la version écrite par les experts et fait plus de 600 pages. Enfin certains plans, comme le plan luxembourgeois (3), sont très concis et synthétisent une stratégie d’intervention sous forme de tableaux.
Nous estimons que les plans pandémiques sont à considérer de façon large, et analysons ainsi tous les conglomérats d’articles ainsi que les « premières épreuves » des experts.
Pour reprendre une analogie filmique, au casting des plans européens le médecin généraliste n’a parfois qu’un rôle de figurant ou alors est complétement passé à la trappe. Sur un plan de plus de 80 pages, le plan autrichien (4) cite une fois le médecin généraliste pour faire remarquer page 49 que des généralistes ainsi que des pédiatres et des internistes réalisent des prélèvements au sein de l’EUROGROG .(5) La Suède (6) semble aller un peu plus loin. Elle reconnaît que des généralistes réalisent des prélèvements à la recherche du virus. Les responsables du plan notent aussi que des médecins (läkare) prescriront des antiviraux. Mais nous ne comprenons pas à la lecture du texte si cela désigne des généralistes (primärvaardsläkare) ou des médecins hygiénistes (smittskyddsläkare).
Concernant le plan français de février 2009 (7), le médecin généraliste est cité de façon plus régulière. Un des buts du plan page 10 est « d’étaler dans le temps le pic pandémique pour réduire […] la charge des médecins libéraux ». Le rôle du généraliste est défini très clairement à la page suivante : réaliser l’examen clinique visant à porter un diagnostic de grippe ou d’une autre pathologie, traiter en ambulatoire tous les patients qui ne nécessitent pas de prise en charge médicale lourde, informer le patient grippé et son entourage, assurer un suivi et prendre toutes mesures en cas d’aggravation (hospitalisation). Le généraliste assure donc un rôle qui correspond à ses attributions habituelles. Concernant l’organisation des soins ambulatoires, la fiche de réaction rapide page 31 nous indique qu’elle sera définie en temps voulu par la cellule interministérielle de crise avec « mise en œuvre des mesures de sécurisation […] des médecins de ville » au niveau du Ministère de l’intérieur (page 33). En cas de pandémie, le système du médecin traitant sera suspendu. Cela permettra aux patients de s’adresser au premier médecin généraliste disponible sans être pénalisé financièrement. De même les personnes atteintes d’insuffisances respiratoires chroniques pourront consulter directement leur pneumologue sans passer par leur médecin traitant. La suspension temporaire du parcours coordonné de soins est une mesure exceptionnelle qui rend compte d’un effort commun de tous les professionnels de santé de répondre à une urgence sanitaire.
Certains plans attribuent au médecin généraliste des fonctions qui ne lui sont pas traditionnellement dévolues. C’est le cas du plan suisse (8). Le généraliste helvétique devra tout d’abord déclarer les nouveaux cas, soigner les patients et distribuer des antiviraux (cette dernière mission sera réalisée exclusivement par des centres agréés en cas d’insuffisance des stocks). Puis il devra également participer aux réseaux sentinelles (9), prendre part au retracing (10) et exercer un retour (ou rétrocontrôle) sur l’établissement des listes de contacts (10), évaluer l’indication d’une mise en quarantaine, (11) examiner les cas suspects à l’aéroport, participer à des « escortes médicales » de patients à mettre en isolement (12) à l’aéroport, remplir le MEDIF (13).
Là où le médecin a un rôle commence le questionnement éthique. Comme le plan autrichien ne donne pas de rôle au généraliste, aucune question n’en émerge.
Restrictions des libertés publiques : quarantaine (11) et liste de contacts/retracing
Faire intervenir le médecin traitant dans le dispositif de la mise en quarantaine nous laisse perplexe. Le mode de procédure peut s’effectuer de la façon suivante. Les médias encouragent le patient à consulter son médecin. Le praticien constate alors que le patient est sain mais qu’il a été en contact rapproché avec un malade. Il préconise donc la mise en quarantaine (11) dans la mesure où le patient pourrait être potentiellement contaminé. Cet enchaînement déroute car le médecin est traditionnellement le défenseur de son patient et ne l’expose pas à des risques inutiles.
Là réside la tension entre le rôle du médecin dans la protection de son patient et son rôle dans le maintien de l’ordre public. Lorsque le médecin intervient sur réquisition judiciaire, il le fait quasiment toujours dans l’intérêt du patient : hospitalisation d’office ou à la demande d’un tiers (hospitalisation sans l’accord du patient lorsqu’il est dangereux pour les autres mais aussi pour lui-même), examen des gardés à vue (examiner si l’état de santé des détenus leur permet d’être maintenus dans les locaux de la police sans mettre en danger leur sécurité).
En France, le médecin généraliste n’a pas à faire de retracing (effectué par les médecins de santé publique). Il n’examine pas les malades potentiels des aéroports (tâche dévolue aux médecins des aéroports). S’il décide de mesures de quarantaine, il s’agit d’une quarantaine à domicile. Cela nécessite un civisme des malades qui devront accepter de ne pas sortir de chez eux pour des motifs louables (aider leur vieille mère malade déjà contaminée par exemple). Tous ces cas litigieux où le médecin généraliste pourrait « trahir » son patient (comprendre : la connaissance qu’il a de son patient l’amènerait à prendre des mesures qui lui seraient défavorables) ne lui sont pas attribués. Cela nous semble une organisation saine. Nous en rapprocherons le fait qu’un médecin ne peut expertiser son patient (« on ne peut être juge et parti » selon l’adage populaire).
Au mois d’avril 2009 il n’y a pas eu de débat concernant ces restrictions des libertés publiques du fait de la plus faible mortalité envisagée par le A(H1N1) par rapport au A(H5N1). Quarantaine et liste de contacts/retracing sont inopérants concernant le A(H1N1) en juillet 2009. Ce questionnement ne se pose donc pas actuellement.
Devoir du généraliste envers sa famille au regard de ses missions collectives
Le médecin se doit de protéger les siens. Le médecin ayant un enfant en bas âge n’aura-t-il pas envie de lui donner la dose qui lui était initialement destinée ? Nous avons des collègues qui continuaient à exercer leur métier alors qu’ils souffraient d’un cancer de l’œsophage et d’une leucémie en rechute. Il nous semble évident qu’en cas de pandémie, s’ils avaient eu le choix, ils auraient fait profiter un des leurs de leur dose de vaccin. Cette question ne se pose que si on donne au médecin la dose de vaccin en lui disant de se l’injecter. Il est toutefois probable que les médecins seront vaccinés dans des centres de vaccination agréés.
Nous avons posé en juin 2008 (14) à des médecins généralistes la question suivante : « Avez-vous envisagé de donner à vos proches votre kit de pandémie grippale 15) lorsque vous l’avez reçu ? » A cette question 26 % des généralistes ont répondu qu’ils l’avaient envisagé contre 48 % qui n’y avaient pas réfléchi. 13 % n’avaient pas reçu le kit, 13 % ne se souvenaient pas de leur état d’esprit quand ils avaient reçu le kit. A la question « Envisagez-vous de donner le kit à vos proches à présent ? », 74 % envisagent de le donner contre 6 % seulement qui le garderaient pour leur usage professionnel, 10 % n’ont pas reçu le kit et 10 % ne savent pas ce qu’ils feraient. Seulement un médecin sur vingt envisagerait de garder le kit pour un usage strictement professionnel !
Au fur et à mesure que la survenue d’une pandémie devient plus concrète, les généralistes ont pris conscience de la nécessité de protéger leur famille, un devoir sacré. Que se passerait-il si lors de la survenue d’une pandémie les médecins généralistes utilisaient prioritairement leurs moyens de protection à destination de leurs proches ? Ils seraient plus facilement contaminés et non opérationnels pendant plusieurs jours et représenteraient surtout un puissant facteur de contamination de leurs patients pendant le temps d’incubation de la maladie.
Concernant le devoir du médecin envers la société et sa famille, le plan français mentionne page 9 « le devoir de la société de protéger les professionnels de santé et leur famille ». Cela signifie-t-il que les très proches du médecin seront vaccinés en priorité ? Cela éviterait qu’un médecin vaccine son enfant au lieu de lui-même. Mais si un médecin a une femme (ou un mari) et trois enfants, devra-t-on donner cinq doses de vaccin (ou dix doses dans un schéma de vaccination à deux doses) par professionnel de santé dans un contexte de faible disponibilité de doses vaccinales ?
Respect de consensus social ou liberté d’appréciation ?
Le médecin généraliste exerçant de façon solitaire est très attaché à sa liberté de conscience. Nous avons posé la question suivante (14) à un groupe de généralistes : « Si après un large consensus de toute la société, des recommandations se dégageaient concernant les personnes à traiter en priorité eu égard au manque d’antiviraux et de vaccins, quelle serait intuitivement votre attitude ? »
35 % ont répondu qu’ils adhéreraient à ce consensus par esprit de cohérence des soins au niveau national et par respect vis-à-vis de la large adhésion sociale qui l’a établi. 26 % désiraient conserver leur libre-arbitre. 34 % demandaient à connaître la nature du consensus avant de se prononcer et 5 % ne savaient pas ce qu’ils feraient dans une telle situation.
Un tiers seulement des médecins de notre échantillon adhérerait donc d’emblée à des critères de prise en charge établis par un large consensus social. Qu’en sera-t-il des décisions de prise en charge décidées par la cellule de crise n’ayant fait l’objet d’aucun débat public ? Le médecin généraliste solitaire dans sa pratique professionnelle semble privilégier sa liberté d’appréciation au regard de règles édictées par la société. Certains praticiens peuvent imaginer que la société est susceptible de se tromper (directives inadaptées et/ou mauvaises) et qu’ils disposent de critères personnels plus justes. Mais qu’en est-il alors du principe de justice si la prise en charge n’est pas uniforme sur tout le territoire ?
En réalisant un questionnaire à l’été 2008 pour savoir qui il faudrait soigner en priorité, nous avons suscité des réactions de praticiens indignés : le médecin n’a pas à choisir entre deux patients même dans le cadre d’une pandémie grippale. Nous ferons remarquer qu’un choix est inévitable s’il y a davantage de personnes à vacciner que de vaccins disponibles.
Nous n’avons pas posé de questions infamantes sur des critères de discrimination tels que le sexe, la religion ou l’appartenance ethnique. A la question (14) « Qui soigneriez-vous en priorité : une femme qui héberge sa mère invalide et qui élève seule ses deux enfants ou une femme célibataire qui n’a personne à charge ? » 71 % ont répondu qu’ils soigneraient en priorité la femme ayant trois personnes à charge. A notre grande surprise aucun des médecins interrogés n’a souhaité soigner la femme célibataire. 6 % n’ont pas su ce qu’ils feraient et seulement 23 % ont refusé de répondre pour la raison qu’il était moralement indécidable de répondre. Soigner les gens en fonction de leur statut social (16) nous semble une discrimination rampante regrettable. Ne pas pratiquer de discrimination ne va pas de soi et nécessite un travail personnel
Favoriser un patient plutôt qu’un autre ne signifie pas que le médecin soignerait ou vaccinerait en priorité les riches et les puissants. Cela signifie plutôt que le médecin généraliste pourrait être tenté de soigner ce que nous nommerons les « patients particuliers », ceux avec qui il a entretenu un rapport singulier. J’ai longtemps soigné un patient insuffisant rénal, insuffisant cardiaque, insuffisant respiratoire qui faisait de fréquentes décompensations et qui était né le même jour et le même mois que moi. Au vu de tout ce que nous avons traversé ensemble, j’aurais eu tendance à le vacciner, s’il était encore en vie, et cela même si des critères utilitaristes (17) m’avaient été imposés.
Et si le médecin généraliste était inutile en cas de pandémie ?
Au Luxembourg il est prévu qu’un réseau de médecins grippe soit activé, remplissant toutes les missions sanitaires auprès des patients dès que la pandémie grippale se déclenchera. Dès que les médecins grippe seront actifs, le système normal de garde en médecine générale s’arrêtera.
Actuellement en Angleterre le site Internet de la National Health Service, distribue directement les antiviraux après une identification de l’assuré social, un questionnaire adapté et l’attribution d’un code personnel permettant de retirer à des points précis les médicaments. Les malades font leur diagnostic eux-mêmes. Cela évite de nombreuses contaminations dans les salles d’attente des praticiens.
Nous pourrions en France imaginer un dispositif technique à l’intérieur de laquelle rentrerait chaque malade potentiel. Serait alors mesurées la température corporelle, la fréquence cardiaque, la fréquence respiratoire, la saturation en oxygène et la tension artérielle. Nous obtiendrions un score analogue au SOFA (18) permettant la délivrance si nécessaire d’antiviraux. De même, si nous gardions comme prioritaires pour la vaccination les recommandations de l’OMS disponibles sur leur site Internet, les femmes enceintes obtiendraient leur vaccin en présentant un dépistage biologique de grossesse positif et les enfants obtiendraient leur dose avec la présentation du livret de famille.
Le médecin généraliste a tout de même une utilité. Il informe les patients. Il fait la différence entre des symptômes grippaux et ceux qui n’en sont pas. Il écoute, il rassure, il manifeste une empathie dont une machine ne peut témoigner.
L’omnipraticien est confronté à des enjeux éthiques nombreux. Il doit faire ses choix en conscience car il devra justifier plus tard le sens de son action. Utilisera-t-il les produits de santé mis à sa disposition uniquement pour assurer sa mission ? Suivra-t-il les recommandations émises pour la prise en charge des patients ? Ces dernières seront d’autant plus suivies qu’elles auront fait l’objet d’un consensus sociétal et qu’elles n’auront pas été établies par un petit groupe. L’organisation d’un débat public concernant le rôle des différents professionnels de santé et la définition de critères de priorité dans l’accès aux vaccins et aux traitements est à ce jour toujours réalisable.
Notes :
(1) Selon le Pr François Bricaire, émission « C dans l’air » France 5, 20 juillet 2009.
(2) National pandemic influenza plan, Health service executive, Department of Health and Children, Ireland, January 2007.
(3) Plan gouvernemental « Pandémie grippale », Haut Commissariat à la protection nationale, gouvernement du Grand Duché de Luxembourg, 21 juillet 2006.
(4) Influenza Pandemieplan, Strategie für Österreich, Bundesministerium für Gesundheit und Frauen, 3. Auflage November 2006.
(5) Groupe européen d’observation de la grippe.
(6) Beredskapsplanering för en pandemisk influensa, nationella insatser, publicering Socialstyrelsen, Sverige, reviserad februari 2007.
(7) Plan national français de prévention et de lutte « Pandémie grippale », n°150/SGDN/PSE/PPS du 20 février 2009.
(8) Plan Suisse de pandémie influenza, Office fédéral de la santé publique OFSP, version novembre 2007.
(9) Ce système national de surveillance permet le recueil, l'analyse, la prévision et la redistribution en temps réel de données épidémiologiques issues de l'activité des médecins généralistes libéraux.
(10) Situations de contact («retracing»). Une situation de contact est, par exemple, la participation à une manifestation publique ou autre rassemblement de personnes. Dans une telle situation, le nom des personnes n’est pas connu. La liste des contacts répertorie par leur nom toutes les personnes connues qui ont été en contact avec le cas index. Il s’agit généralement d’une liste établie de mémoire par le patient ou ses proches. Elle contient par exemple les membres de la famille du cas index, ses collègues de travail ou ses camarades de classe. On appelle ««retracing» le fait de rechercher les personnes ayant été en contact avec le cas index et dont le nom est inconnu.
(11) La mise à l’écart d’une personne exposée mais bien portante est appelée quarantaine.
(12) La mise à l’écart d’une personne malade est appelée isolement.
(13) MEDIF : Formulaire d’Information médicale de l’Association internationale du transport aérien.
(14) Michard, Jean-François, « Priorités de soins de médecins de campagne en cas de pandémie grippale, mémoire de M1, Master Éthique, science, santé et société, Université Paris-Sud 11 /Espace éthique/AP-HP, septembre 2008.
(15) Dispositif contenant notamment des masques adressé par le Ministère de la Santé à l’ensemble des généralistes.
(16) World Health Organisation, « Ethical considerations in developing public health response to pandemic influenza », WHO/CDS/EPR/GIP/2007.2.
(17) Exemple d’un critère utilitariste : soigner ceux qui ont la meilleure chance de survie.
(18) SOFA : “Sequential Organ Failure Assessement” ou “qualifications minimales pour la survie”, score tenant compte des ressources disponibles que l’on peut se permettre de mettre à la disposition d’une personne. Ce concept est étranger à la médecine civile des pays développés mais il a été utilisé dans les zones de guerre et les camps de réfugiés.
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