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Malades de tous les pays, unissez-vous

Vingt millions de Français souffrent de maladies chroniques qui étaient autrefois mortelles à court terme, mais qui ne se guérissent toujours pas. Diabète, asthme, maladie de Parkinson, maladies psychiatriques, ou encore maladie d'Alzheimer nécessitent aujourd’hui de développer un art de vivre avec la maladie. C’est dans ce contexte que se développent les associations et communautés de malades, ainsi que les projets comme le village Alzheimer, actuellement en construction à Dax. Peut-on penser une vie et une communauté politique construites autour du seul critère de la maladie ? Cette question était au cœur du dialogue qui s’est tenu le 15 mai 2017 entre Paul-Loup Weil-Dubuc, chercheur en philosophie morale et politique à l’Espace éthique Île-de-France, et Catherine Dufour, auteur de romans et de nouvelles de science-fiction.

Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /

Publié le : 19 Juillet 2017

Article paru dans sa première version pour le site Usbek & Rica, partenaire du séminaire.
Séminaire « Anticiper le futur de la santé : un enjeu éthique »

Et si, en l’an de grâce 2340, les communautés de malades étaient devenues toutes-puissantes ? C’est le point de départ de la fiction de Paul-Loup Weil-Dubuc présentée à l’occasion de la dernière séance du séminaire de l’Espace éthique Île-de-France sur l’anticipation des futurs de la santé. Dans le monde futuriste imaginé par le philosophe, les maladies mortelles comme le cancer ont été vaincues, et seules vingt-deux maladies sont restées inguérissables, parmi lesquelles les « Entendeurs de voix », les « Parkinsoniens », les « Paranoïaques », les « Huntingtoniens », ou encore les « Oublieux ». Pour faire face aux contraintes spécifiques de chaque maladie et s’entraider, des communautés de malades ou de « présymptomatiques » — ceux qui n’ont pas encore déclaré la maladie, mais qui ont de fortes chances de la développer — se sont créées dans tous les pays du monde. Avec le temps, chaque communauté de malades a inventé ses savoir-faire et ses modes de vie particuliers, avec ses plats communautaires, son créole, son drapeau, son hymne maladif, créant par-là des groupes sociaux de plus en plus autonomes.

Alzheimeriens indépendantistes

Pour préserver l’unité de la 14e République française, les « Représentants des Maladies Réunies » se regroupent régulièrement, notamment pour répartir les sources de financement entre les communautés. C’est dans ce contexte qu’une forte poussée identitaire a eu lieu dans les années 2330, nourrie par des inégalités de traitement entre les communautés de malades et l’émergence d’un groupe radicalisé d’Oublieux, baptisé les « Alzheimeriens », qui milite pour la création d’un Etat « rassemblant tous les Oublieux du monde ». Mais, au-delà des velléités indépendantistes, les vrais perdants de cette société imaginée par Paul-Loup Weil-Dubuc et bâtie autour des communautés de malades, ce sont les « personnes bigarrées » qui cumulent plusieurs maladies et sont victimes de racisme, ou, pire encore, les « Sans-Maladie » livrés à leur sort et rejetés par toutes les communautés.

« Nous sommes face à une fable politique à la manière du XVIIIe siècle, qui montre que la maladie ou le handicap peuvent être vécus comme une forme d’appartenance », analyse la romancière Catherine Dufour. Une fable qui puise ses racines dans les années 1980, qui ont vu se développer des associations militantes comme Act Up ou France Alzheimer, qui avaient pour but d’informer sur la maladie, d’appeler à des traitements plus efficaces et à des politiques publiques adaptées, mais aussi à partager et valoriser le savoir intime que les malades ont de leur maladie.

La fusion de la notion de « capabilité » développée par l'économiste Amartya Sen dans le champ de l’économie du développement et de l’idée d’« empowerment » popularisée aux Etats-Unis par le mouvement des droits civiques dans les années 1960 a ensuite abouti à la création de nouveaux mouvements dans les années 2010. L’association Dingdingdong, qui s’est donné pour but la « production de connaissances articulant le recueil de témoignages à l’élaboration de nouvelles propositions pragmatiques, dans le but d’aider les usagers — porteurs, malades, proches, soignants – à vivre honorablement leur maladie de Huntington », est révélatrice de cette nouvelle tendance. Une communauté d’autant plus élargie qu’elle intègre les malades, mais aussi les porteurs « sains » qui ont effectué un test génétique leur permettant de savoir à 100% qu’ils développeront la maladie. Cette approche de la maladie comme une manière de vivre sa vie à part entière se renforce à l’ère des maladies chroniques touchant plus de vingt millions de Français, qui doivent trouver des moyens de vivre avec elles au quotidien et sans espoir de rémission. Un vrai changement de paradigme dans la prise une charge médicale qu’André Grimaldi, Yvanie Caillé, Fréderic Pierru, Didier Tabuteau vont jusqu’à appeler la « troisième médecine » (Les Maladies chroniques : Vers la troisième médecine, Odile Jacob, Mars 2017).

Dictature des malades ou nouvelle normalité

Ce nouveau rapport à la maladie comme partie intégrante de notre identité renouvelle aussi les enseignements que nous pouvons tirer de cette expérience. « La fiction nous montre que la maladie ne nous grandit pas et qu’elle peut même révéler de bas instincts dans un monde futur où l’empowerment nous aurait mené à une dictature des malades », souligne une participante dans le public. Mais avant d’envisager la face obscure de l’empowerment des malades, voyons le bon côté des choses : cette vision de la maladie profondément inscrite dans la vie nous incite à nous séparer du dolorisme fataliste qui faisait de l’expérience de la maladie un chemin de croix vers une mort inéluctable. « Quand on pense la maladie comme une caractéristique identitaire au lieu de la penser comme un mal, alors on élimine l’idée de la mort prochaine », souligne Paul-Loup Weil-Dubuc. « On peut donc alors revendiquer sa différence comme une nouvelle forme de normalité, à l’image des Entendeurs de voix, des autistes Asperger ou des sourds ». Reprendre sa vie en main, affirmer son autonomie et refuser tout dolorisme, c’est aussi le message du dernier ouvrage du philosophe Ruwen Ogien, Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel, janvier 2017) qui, alors qu’il était atteint d’un cancer en phase terminale, se refusait à vivre la souffrance comme une forme de vertu.

Qu’il y ait des associations de malades plus ou moins militantes qui révolutionnent le rapport que nous entretenons à la maladie, soit. « Mais, en dehors d’un vécu commun indéniable, est-ce que la maladie est une condition suffisante pour créer une communauté politique à part entière ? » se demande le sociologue Sebastian J. Moser, en rappelant que « sur le plan sociologique, la communauté est un groupe qui partage les mêmes valeurs ». Suffit-il donc de partager une même maladie pour partager des valeurs communes ?

Qu'est-ce qu'une communauté ?

Les communautés de malades posent de manière renouvelée une question qui, au-delà des communautés de malades, hante toutes les communautés auxquelles nous n’appartenons pas dès la naissance ; une question que se posait notamment Didier Eribon dans ses Réflexions sur la question gay (Flammarion, 2012) : qu’est-ce qui fait que nous appartenons à une communauté ? Des affinités communes ? Un ensemble de normes culturelles partagées ? Une expérience commune du rejet et de l’oppression — pour Didier Eribon l’homophobie produit l’homosexuel tout comme, pour Jean-Paul Sartre, l’antisémitisme produit la figure du juif ?

Selon l’anthropologue Paul Rabinow, dans le champ de la maladie, le concept de « biosocialité » permet de penser un groupe d’individus qui se caractérisent par des particularités biologiques et des critères sociaux qui peuvent avoir tout intérêt à faire reconnaître leurs droits ou à faire évoluer les pratiques de recherche ou les politiques publiques. « En allant un peu loin, analyse Paul-Loup Weil-Dubuc, nous pouvons imaginer que la maladie devienne un trait identitaire déterminant, plus que la classe sociale, la richesse, ou l’origine ethnique. En développant une expérience commune, se forment de vraies communautés qui partagent des espoirs communs ». C’est peut-être la condition de la liberté à un moment où la société tend à se disloquer. « Sans appartenir à un groupe et si nous sommes sans attaches, nous ne pouvons pas être autonomes. L’idée du philosophe et sociologue Axel Honneth, c’est justement que la liberté c’est être chez soi dans l’autre et voir dans l’autre un ami qui partage des valeurs dans lequel on peut se reconnaître », poursuit le philosophe. En bref, trouver un refuge et un réconfort.

Repérer les pré-malades

Dans la constitution de telles communautés « biosociales », l’avenir toque déjà à la porte. De nouvelles techniques médicales comme les tests génétiques pré-symptomatiques pourraient être les premiers pas vers la constitution de telles communautés larges d’entraide et de partage d’expérience. Pourquoi pas se rapprocher naturellement des associations de malades pour se préparer à la maladie et l’apprivoiser en amont de l’apparition des premiers symptômes ? Le sociologue Michel Maffesoli voyait déjà en 1988, dans Le Temps des tribus : le déclin de l'individualisme dans les sociétés postmodernes, la constitution de « tribus » autour de principes et de représentations communes choisies et non imposées par la tradition.

Aujourd’hui, la science et la technique peuvent être des facteurs déterminants pour influer sur l'être-au-monde politique des individus. La science-fiction s’était déjà emparée de cette question avec le film Soleil Vert de Richard Fleischer, ou encore dans le comics Transmétropolitan de Warren Ellis et Darick Robertson où, dans un avenir très pollué, des mutants se constituent en communauté. Sauf que nous voyons désormais se constituer les prémisses de regroupements basés sur ces évolutions technologiques et des questions de santé. Au grand dam de la romancière Catherine Dufour. « Aujourd’hui, la science va tellement vite que la science-fiction voit le mur du réel s’approcher à grande vitesse. Nous avons de plus en plus de mal à anticiper et à prendre le temps de la réflexion avant de voir apparaître de nouvelles technologies ». Le futur, c’est déjà maintenant ?