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Le tout-médicament est-il une fatalité ?

Dans sa campagne « Les médicaments, c’est pas n’importe comment… », L’Assurance maladie d’Alsace affirme que « 150 000 personnes se rendent malades tous les ans avec les médicaments ». De plus en plus de patients font chorus avec les campagnes de santé publique et les acteurs politiques pour dire que le tout-médicament n’est plus la solution. Malgré cette prise de conscience, la surconsommation de médicament reste la règle en France, apportant son lot de mésusages des traitements médicaux parfois accompagnés d’effets indésirables. Le tout-médicament est-il une fatalité en France ou peut-on inventer un autre modèle de médication ? Cette question était au cœur du dialogue qui s'est tenu le 24 avril 2017 entre Sebastian J. Moser, chercheur en sociologie à l’Université Paris-Sud et à l’Espace éthique Île-de-France, et Anne Vega, anthropologue et ethnologue à l’université Paris Nanterre.

Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /

Publié le : 19 Juillet 2017

Article paru dans sa première version pour le site Usbek & Rica, partenaire du séminaire.
Séminaire « Anticiper le futur de la santé : un enjeu éthique »

Dans le futur imaginé par le sociologue Sebastian J. Moser, les traitements médicamenteux ont été réduits de presque 75% — une perspective presque inimaginable actuellement, où le médicament est considéré comme le moyen universel de guérison. Mais se passer du médicament n’est pas forcément revenir à une pratique ancestrale de la médecine.

Vers une médecine préventive ?

Voici à quoi ressemblerait une consultation médicale dans l’avenir rêvé par Sebastien J. Moser : « Aujourd’hui, notre système de prévention est principalement basé sur l’activité physique régulière et adaptée aux besoins de chaque individu », annonce le médecin de Nelly, patiente qui vient de contracter une sinusite malgré ses bonnes pratiques d’hygiène apprises à l’école. Son seul tort aura été de ne pas assister à la semaine hivernale de la remise en forme au sein de son entreprise. « Aucun but de productivité ni aucune envie de réussite quelconque ne justifient la mise en danger de sa santé », lui rappelle le médecin. C’est en suivant à la lettre les politiques de santé publique que l’usage des médicaments a régressé, apportant davantage de bien-être et une baisse des coûts de santé. Heureusement, elle sait qu’elle pourra bénéficier de l’aide du service citoyen d’accompagnement à la réhabilitation pour l’aider dans ses tâches quotidiennes le temps qu’elle reprenne des forces.

Dans ce monde futuriste, la fin du tout-médicament qui avait pour but un rétablissement accéléré des malades, mais qui avait de nombreux effets secondaires — accélération du rythme de vie, fatigue, effets indésirables… — a bouleversé la société de fond en comble. Désormais, la médecine préventive prévaut, le bien-être des citoyens est au centre des politiques publiques — une activité sportive régulière, une alimentation équilibrée, et des temps de répit —, et le temps de la guérison est intégré dans les contraintes de l’entreprise.

Si ces pistes de réflexion en feraient rêver plus d’un, il n’est pourtant pas si simple de se passer des médicaments, selon l’anthropologue Anne Vega qui a mené une étude sur les  usages socio-culturels du médicament chez les médecins généralistes : « Malgré les listes noires de médicaments dressées par des revues comme indépendantes comme Prescrire, la Cour des comptes signale que la France dépense toujours beaucoup plus dans la consommation de médicaments que les pays voisins, sans résultats significatifs sur l’état de santé de sa population, affirme-t-elle. D’après des études récentes, huit consultations sur dix se terminent par une ordonnance avec une moyenne de 2,9 produits prescrits en médecine générale. »

Les raisons de la surconsommation médicamenteuse

Pourquoi cette surconsommation de médicaments en France ? « L’industrie pharmaceutique est un acteur omniprésent, rappelle Anne Vega. D’après les représentants du secteur, l’industrie pharmaceutique française représente 100 000 emplois directs en France, le troisième secteur industriel du pays, et se situe au deuxième rang du marché européen ». Les acteurs de cette industrie ont aussi beaucoup d’influence dans la prescription des médicaments à travers leur place dans la formation initiale et continue des médecins, mais aussi dans le financement des recherches cliniques et la publication des résultats.

 Cependant, au-delà de ce facteur économique très prégnant, le principal frein à la baisse de la consommation de médicaments serait culturel et social. Tout reposerait sur un cruel malentendu. Alors que les patients sont de plus en plus sensibles aux effets secondaires ou aux contre-indications, « les médecins enquêtés restent convaincus que c’est plutôt les malades qui sont demandeurs de médicaments », affirme-t-elle.

Face à une sous-estimation des effets indésirables ressentis par le patient, les médecins ont un problème d’écoute : ils se placent en expert dont le rôle est de décider à la place du malade. « Le patient est encore moins considéré comme un acteur s’il est perçu comme en difficulté sociale, d’origine étrangère, ou peu éduqué » déplore l’ethnologue. De la part du patient, il y a alors une difficulté à oser poser des questions au médecin sur son traitement.
La faute aussi à une culture très ancrée de la prescription chez les médecins généralistes et à la demande de réponse technique de la part des patients. En France, l’action efficace est valorisée pour reprendre le travail ou avoir des effets rapides — comme maigrir, par exemple. La tradition positiviste de croyance au progrès constant des médicaments et à l’efficacité croissante des nouvelles thérapeutiques est donc partagée par les patients et les soignants. Les « surprescripteurs » de médicaments n’ont donc pas toujours conscience de l’être, même s’il est vrai que la prescription de nombreux médicaments permet aux médecins de valider leur légitimité professionnelle et leur compétence auprès des patients, et ainsi de les fidéliser en répondant à leurs demandes formulées ou supposées.

Les racines de la banalisation presciptive 

Pour ne pas transformer le médecin en grand méchant loup, il faut aussi comprendre le contexte d’exercice de leur pratique médicale. « Un facteur de surprescription, c’est la fatigue du médecin, précise Anne Vega. Ils consomment des produits pour tenir, ce qui les banalise lors de la prescription. En cas d’épuisement professionnel, ils ont aussi tendance à reproduire les mêmes ordonnances. »

L’insuffisance d’une culture de la coordination peut aussi être pointée du doigt. Les jeunes médecins ne sont pas formés à travailler en équipe avec les infirmières et les pharmaciens, dans un  milieu professionnel où les hiérarchisations des personnels de santé sont très respectées. « La majorité des médecins généralistes n’interviennent pas dans les ordonnances des spécialistes : c’est de cette manière qu’on en arrive à prescrire un produit par pathologie et à cumuler des médicaments sans cohérence globale pour le patient », analyse l’anthropologue. « Parfois même, des médicaments restent dans les ordonnances alors qu’on a oublié les causes initiales de prescription. » Au contraire, les petits prescripteurs de médicaments travaillent avec de nombreux professionnels relais — des assistants sociaux, des psychiatres de ville, etc. — qui peuvent éventuellement leur suggérer l’utilisation de médecines complémentaires, et prennent du temps avec les malades dans leurs consultations.

La médecine préventive ou douce : privilège des plus aisés ?

Pourtant, rien n’est perdu pour faire baisser la surmédication en France. Des expérimentations sont à l’œuvre. Il est désormais possible, depuis 2017, de prescrire une activité physique à un patient atteint d’une affection de longue durée (pratique de séances de natation, par exemple). Pour lutter contre la surmédication, il serait donc possible d’éduquer les patients et les professionnels de santé à  la prévention des conduites à risque et l’usage des médecines douces, même si les associations de prévention citoyennes n’ont pas encore les budgets pour pouvoir vivre de leur travail.

Plus profondément, les inégalités sociales de santé sont très marquées en France par rapport à la prévention : en termes de santé publique, tous les individus n’ont pas les mêmes possibilités de « gérer » leur santé en fonction de leur logement, de leur alimentation, et de leur activité professionnelle. « Les groupes socio-économiquement défavorisés fument plus, mangent plus mal, et subissent davantage de tensions et d’angoisses… », affirme Anne Vega. « La logique de prévention ne peut donc être adaptée qu’à une partie de la population : les classes dominantes qui peuvent penser au futur car elles n’ont pas à survivre dans le court-terme ». Les médecines douces sont très marquées socialement : dans le traitement du cancer, notamment, elles permettent d’adopter des approches globales et personnalisées de la personne malade — mais il est inutile d’aller voir une esthéticienne si on ne peut pas acheter les crèmes recommandées ou les perruques adaptées… Nous arrivons donc à une situation absurde et paradoxale où les plus pauvres seraient soignés de manière plus scientifique et chimique que les plus aisés, avec tous les désagréments que cela peut représenter si les traitements ne sont pas accompagnés d’une prise en charge personnalisée.

Une médecine moins tributaire de la seule solution technique et chimique, de la marchandisation et de l’accélération des rythmes de vie, c’est un beau rêve. Mais pour cela, « il faudrait revoir toute l’approche de la santé pour remettre en cause le fonctionnement social, prévient Anne Vega. Cela revient à faire la Révolution ! ». Une ambition culturelle, sociale et économique qui dépasse largement les enjeux de santé. Les lendemains qui chantent (sans médicaments) ne sont pas encore gagnés.