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Le progrès a-t-il encore besoin de nous ?

L’idée de progrès, qui était triomphante il y a cent ans, chemine aujourd'hui sur une périlleuse ligne de crête : d’un côté, les techno-prophètes nous promettent une accélération illimitée des progrès techniques amenant à la disparition de l’espèce humaine, supplantée par les machines ; de l’autre, les limites écologiques nous rappellent à notre finitude et aux impasses du progrès technologique, qui n'est plus forcément synonyme de progrès humain. Sommes-nous donc arrivés aux limites de l’idée de progrès, ou bien devons-nous inventer un progrès à l’âge des limites ? C’est la question centrale du débat qui a eu lieu entre philosophes, historiens et praticiens du soin hospitalier lors de l'une des « Conversations éthique science et société », le 6 juin 2017, à Paris, à l'initiative d'Espace Éthique Île-de-France.

Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /

Publié le : 19 Juillet 2017

Article paru dans sa première version pour le site Usbek & Rica, partenaire du séminaire.
Séminaire « Anticiper le futur de la santé : un enjeu éthique »

À écouter les techno-prophètes de la Silicon Valley, l’espèce humaine n’en aurait plus pour longtemps, et ce serait une bonne nouvelle. Si l’on en croit Ray Kurzweil, par exemple, futurologue et l’un des directeurs de l’ingénierie chez Google, au rythme où va la croissance exponentielle du progrès technologique, nous aurons atteint la Singularité en 2045. Nous vivrons donc peut-être ce moment où l’intelligence artificielle nous aura supplantés et où nous pourrons télécharger notre esprit dans des ordinateurs, vivre dans le réseau et (re)prendre corps dans des robots. Ces perspectives transhumanistes, présentées par le chercheur en intelligence artificielle Jean-Gabriel Ganascia à l’occasion des « Conversations éthique science et société », font froid dans le dos. Comment en est-on arrivé à considérer l’extinction même de l’espèce humaine — quelle que soit d’ailleurs la faisabilité d’un tel projet — comme un horizon possible du « progrès » ?

Le progrès au marteau piqueur

Malgré les vives critiques faites au progrès technique et à ses dérives aux lendemains de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale, qui ont provoqué des destructions massives et la mort de plus de 80 millions de personnes, l’idée de progrès suit son chemin en se séparant toujours plus de tout référentiel humaniste. Il semble pourtant que l’addition des progrès (économiques, techniques, scientifiques, etc.) ne soit plus en mesure de composer l’horizon d’un progrès humain global, désirable et vivable. La faute à une conception de plus en plus débridée du progrès qui, comme le souligne l’épistémologue Léo Coutellec, se définit désormais par « un accroissement illimité, une perfectibilité continue et une accélération toujours plus forte ».
Le lien entre progrès technique et progrès humain n'est pas toujours évident... Ici, une affiche de propagande contre Monsanto, la multinationale qui commercialise, entre autres, le Roundup. Un désherbant ultrapuissant, indéniable progrès du savoir-faire chimique, mais classé « cancérogène probable » par l'Organisation mondiale de la santé.
Nous serions donc passés de l’idée d’un progrès émancipateur à une véritable idéologie du progrès, qui aurait pour seul but de dépasser toutes les frontières, d’outrepasser toutes les limites, sans se soucier de la destruction des écosystèmes écologiques et humains ; un progrès au marteau piqueur, en somme.

« Ce qui sépare les mondes anciens et le monde moderne, c’est le rapport que nous entretenons à la limite », souligne le mathématicien et philosophe Olivier Rey. « Nous sommes actuellement incapables de respecter les limites, souligne-t-il. Or, s’il n’y a plus de limites naturelles, il n’existe plus aucun frein à l’intervention de l’homme sur la nature. Notre univers est alors démoralisé, sans consistance. » Résultat : « Après quelques siècles de ce régime, nous sommes confrontés à la crise écologique due à l’exploitation effrénée des ressources naturelles », conclut-il. Cette absence de limites est aussi ce qui fait déchoir l’homme de son piédestal : le corps humain devient à son tour une simple ressource dans laquelle nous pouvons puiser indéfiniment, comme nous l’avons fait depuis deux-cent ans dans la nature, en pillant ses ressources à un rythme plus rapide que ses capacités de régénération ne le permettent. « Il serait donc grand temps de penser les limites autrement que comme un ensemble de contraintes nécessaires mais regrettables », lance le mathématicien. Penser les limites de manière positive, pourquoi pas ?

Les limites, nécessaires au progrès

Mais dans un monde ouvert où cohabitent plusieurs conceptions de ce qui est bien ou mal, où pouvons-nous placer des limites qui nous semblent de plus en plus floues et fluctuantes ? Pour le philosophe Miguel Benasayag, à l’origine de cette question, il existe un malentendu profond : la confusion entre les bornes et les limites. « Les techno-scientifiques traitent toutes les limites comme s’il s’agissait de bornes, alors que ce n’est pas du tout la même chose : les bornes limitent ma puissance d’agir et peuvent être déplacées, alors que les limites sont la condition de possibilité de mon action », analyse-t-il.
Pour reprendre le célèbre exemple d’Emmanuel Kant dans son introduction de la Critique de la raison pure, cela reviendrait, pour une colombe qui voudrait voler plus vite, à mettre sur le même plan un poids accroché à ses pattes — borne qui limite son action et dont elle pourrait se défaire — et la résistance de l’air — qui n’est pas un frein à son action, mais, au contraire, ce qui la porte et la fait voler plus haut.

Si certaines avancées scientifiques techniques, comme l’édition du génome, nous permettent d’intervenir dans ce qui était autrefois intouchable et de déplacer les limites,  ce n’est pas une raison pour penser que l’idée même de limite devrait être abandonnée. Une telle idée est même constitutive de ce que nous définissons (ou non) comme un progrès. « Une fois que nous avons franchi un nouveau stade, il y a une ouverture du champ des possibles qui s’ouvre au milieu d’une complexité profonde. Ces nouvelles possibilités peuvent être négatives et ne pas aller dans le sens du progrès humain », souligne Miguel Benasayag. La responsabilité nous revient alors de nous fixer nos propres limites en fonction de nos valeurs et de nos finalités : charge à nous de développer les savoir-faire et les savoir-être pour intégrer ces nouvelles pratiques en vue de davantage de justice sociale. Autrement dit, il nous revient la noble tâche de faire d’une découverte scientifique ou technique un progrès véritable.

Seulement, selon Miguel Benasayag, les techno-scientifiques contemporains perturbent cette tentative pour retrouver un sens collectif aux innovations techniques. « La finalité du progrès n’est plus rationnelle, il relève désormais d’une croyance dans un devenir inéluctable. Quand les transhumanistes parlent de la vie post-organique, c’est une résurgence de la promesse religieuse qui nous annonce le salut en nous libérant du corps », annonce-t-il. Dans l’esprit des technoprophètes, il n’est plus alors question d’adapter les technologies pour développer un mieux-être, mais d’accomplir notre destin — et cela peut passer par notre disparition pure et simple. Mais en songeant à ces tristes prophéties, pouvons-nous encore parler de progrès ? C'est comme si nous pouvions parler de « progrès » de la nature en voyant une falaise qui s’effondre à force d’être travaillée par l’érosion…

Le progrès dans le présent

Le progrès, ça se construit. Il apparaît alors d’autant plus important de « dénaturaliser » les nouvelles technologies, de les réinsérer dans leur contexte socio-économique, de questionner l’idéologie dont elles sont porteuses, et de reprendre la main sur le futur que nous désirons. Et cela ne peut passer que par un travail de terrain. Pour la neurologue Sophie Crozier, ce passage de l’amélioration des techniques médicales à la construction d’un progrès médical à proprement parler souffre pourtant d’un cruel manque de discussions et de l’absence d’une réflexion collective digne de ce nom. Les améliorations techniques se confrontent toujours à des limites financières ou organisationnelles : quelle utilisation fait-on de ces nouveaux moyens ? Qui en profite : le plus fragile, le plus jeune ? Dans quelles conditions ? « Les progrès médicaux profitent en réalité à très peu de gens. En 2014, seuls 50% des patients pouvaient bénéficier d’une unité de soins spécialisée dans les AVC. Il y a donc des pratiques de triage entre les patients sans que les critères de choix entre ceux-ci aient été discutés et partagés », déplore-t-elle.

Cette incapacité à trouver des repères dans les évolutions technologiques rapides et des modes d’action qui transforment une découverte en réel progrès a des sources profondément ancrées dans notre vision du monde. « Après la Révolution française, nous sommes passés de la tradition — où l’on pensait que les savoirs se transmettaient et se reproduisaient à l’identique — à une vision centrée sur le futur. On pensait alors que les expériences du passé étaient définitivement caduques. Désormais, nous sommes passés à une autre étape : le futur est devenu inquiétant et nous n’avons plus envie de nous projeter. Nous sommes entrés dans l’ère du présentisme », analyse l’historienne Sophie Wahnich.
Cette absence de capacité à se projeter est un sentiment de déprise sur sa vie et sur le mouvement de la société. Nous vivons dans une sorte de purgatoire où nous avons sans cesse l’impression d’être en retard sur notre époque, de ne pas être à jour, et de ne même plus être « dans » le présent. Toujours dépassés et condamnés à rattraper le présent qui échappe, qui glisse entre les doigts : un temps entre le passé et le futur, sans consistance. Difficile de trouver la voie du progrès dans ce maelström.

Suivons les pas de Walter Benjamin pour sortir de ce purgatoire. Dans Sur le concept d’Histoire, le philosophe nous invitait à changer de regard sur le temps en devenant un veilleur du présent capable de faire des parallèles avec des événements historiques passés pour y puiser des enseignements. « L’Histoire doit être inventée en trouvant des lieux où on va retrouver son actualité », souligne Sophie Wahnich. Une manière de prendre du recul et de (re)trouver dans le passé des outils pour construire une idée bien à nous du progrès humain. Créer des ponts entre les époques, c’est aussi une façon de s’extraire de la tourbe du présent, de faire un pas de côté pour reprendre le contrôle sur nos vies : un détour nécessaire sur le chemin d’un futur désirable.