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Les jours des médecins sont-ils comptés ?
Si François Fillon veut supprimer 500 000 fonctionnaires, pourquoi ne commencerait-il pas par les médecins ? La suggestion n'est complètement farfelue, à l'heure où une télécabine vient d’être installée dans une pharmacie mutualiste du Roannais, qui prend la tension, le pouls, mesure le taux d’oxygène dans le sang, et transmet ces informations au médecin généraliste. Ces solutions ont le vent en poupe : la société H4D, qui a conçu la télécabine, vient de lever 6,7 millions d'euros. Si cette cabine apporte une réponse au manque de médecins dans les déserts médicaux, elle n’a pas (encore) vocation à remplacer les soignants. C’est pourtant le débat qui a été soulevé le 5 décembre 2016 entre le philosophe des sciences Léo Coutellec et Jean-Christophe Weber, médecin et philosophe spécialiste de l’éthique médicale, à l’occasion de la troisième séance du séminaire de l’Espace éthique Île-de-France « Anticiper le futur de la santé, un enjeu éthique ».
Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /
Publié le : 19 Décembre 2016
Article paru dans sa première version pour le site Usbek & Rica, partenaire du séminaire.
Séminaire « Anticiper le futur de la santé : un enjeu éthique »
Séance du 5 décembre 2016 : « Une santé sans médecin »
La fiction d’anticipation imaginée par le philosophe des sciences Léo Coutellec commence au réveil de Charline, à 7H30 le 25 mars de l’an 2065. A peine a t-elle ouvert un œil qu’une douce voix lui susurre à l’oreille : « Vous êtes en bonne santé, Charline. Aucun signalement à l’assurance-maladie n’a été nécessaire ces quinze derniers jours ». La journée débute bien. Pour poursuivre dans la bonne voie, des préconisations personnalisées lui sont ensuite transmises pour l’accompagner tout au long de sa journée : son objectif sera donc aujourd’hui de consommer l’équivalent de 1856 Kcalories et de pratiquer 33 minutes d’Equivalence-Activité-Physique (EAP). Heureusement, elle ne se sent pas seule dans ses efforts : elle sera secondée dans la réalisation de ses objectifs par sa montre connectée, son Smartphone, son réfrigérateur, ou encore son ordinateur, qui lui restituent ses données en direct et lui permettent d’ajuster son comportement.
Cette mécanique pourrait ressembler à une sorte de jeu vidéo, mais cela est on ne peut plus sérieux dans le futur imaginé par Léo Coutellec. Le programme « Rester en bonne santé » a été conjointement créé par l’Assurance-maladie et la Grande Infrastructure du Numérique, conformément à une charte éthique, autour de trois piliers : « 1. Prévenir plutôt que guérir ; 2. Maîtriser son mode de vie ; 3. Assumer ses responsabilités de santé ».
Grâce à ce programme, plus besoin de médecins. D’ailleurs, dans ce monde futuriste, l’Ordre des médecins a été dissous le 15 avril 2043. Pourquoi aurait-on encore besoin de soignants ? Si Charline développe un stress trop important qui augmente son risque cardio-vasculaire, le système, qui sait ce qui est bon pour elle, lui imposera une séance de méditation le samedi matin. Pour son bien-être encore, elle ne pourra avoir que deux repas « non maîtrisés » dans la semaine, qu’elle pourra consommer dans les restaurants certifiés par le programme et tenus par des chefs formés à la nutrithérapie. La médecine n’est plus cantonnée à une discipline : avec l’interdiction de tous les pesticides chimiques de synthèse, par exemple, c’est toute la société qui est devenue garante de la santé des citoyens. Pourtant, Charline prend très au sérieux sa responsabilité individuelle. « Le maintien en bonne santé, c’est mon affaire, ma responsabilité et je dois en assumer les conséquences », affirme-t-elle. Ce principe de responsabilité n’est pourtant pas facile à respecter tous les jours : parfois, quand elle a mal à la tête et qu’elle a des nausées, « elle aimerait en parler à quelqu'un, se confier et entendre un avis », avoue-t-elle pour conclure la fiction du philosophe Léo Coutellec.
« Dans ce monde fictionnel, pourquoi la médecine a-t-elle pu disparaître ? », se demande le Professeur de médecine interne et philosophe Jean-Christophe Weber pour introduire le débat. « Des objets connectés recueillent nos comportements et le traitement de ces données peut conduire à des préconisations. Est-ce une évolution inéluctable de la médecine ? ».
Pour le philosophe, l’anticipation décrite par Léo Coutellec est un monde dans lequel ce que le sociologue Max Weber appelait le « désenchantement » se serait pleinement réalisé. « Dans un monde où il est possible de maîtriser toute chose par le calcul, c’est la rationalité qui garantit les prises de décision » souligne-t-il. En conséquence, si nous transformons l’art du particulier qu’est la médecine en science dure, les malades doivent être traités comme les objets d’un savoir statistique et le médecin devient un savant interchangeable qui s’efface derrière son savoir. Rien d’étonnant à ce que cette « politique des choses », pour reprendre l’expression du philosophe Jean-Claude Milner, aboutisse à la destruction pure et simple de la médiation patient-médecin.
Epousant les contours de la fiction et décidant d’aller plus loin, Jean-Christophe Weber imagine ensuite que cette disparition des médecins ne se serait pas faite facilement. La science ne réussissant pas à répondre à la seule question existentielle qui importe, celle de savoir comment nous voulons vivre et ce que nous devons faire, de nombreux patients resteraient désemparés et isolés. Ce besoin peut être lui aussi comblé par la machine : comme dans la religion, l’algorithme nécessite un mode de croyance puissant dans les injonctions du système qui prescrit automatiquement des recommandations à Charline. Inutile de savoir comment fonctionne l’algorithme, il faut simplement s’en remettre aveuglément à lui. Cette idée religieuse et magique de la science « aboutit à une technologie de gouvernement des corps par le contrôle et la surveillance », conclut le philosophe.
Or, contrairement à cette idée reçue que les algorithmes pourraient remplacer les médecins, Jean-Christophe Weber voit la médecine comme un art du particulier qui joue les funambules entre science et psychanalyse, et qui tente d’articuler le savoir universel médical et le savoir-faire particulier de la pratique, le savoir du médecin et le savoir du patient sur sa maladie. Comment un algorithme pourrait-il pleinement remplacer ce savoir-faire unique, cette intuition intime, cette médecine par la parole ? Pour qu’un algorithme puisse parvenir à ce niveau de finesse, il faudrait que les capteurs ne se limitent pas à la somme des données biologiques, mais captent également les interrelations avec le milieu social et les pensées… Pour déterminer la bonne mesure et le bon traitement pour un individu particulier, il faudrait pouvoir modéliser les milliards d’interactions moléculaires, fonctionnelles, et sociales entre l’individu et son milieu. « On ne s’intéresse pas aux données générales. On repère des indices parfois insignifiants et qui seraient gommés par des algorithmes. Un programme informatique serait très grossier et les formules du logiciel seraient un pale ersatz de ce qui relève des conseils en santé » », affirme-t-il. Autrement dit, demeure irremplaçable un savoir pratique qui suppose de faire des conjectures dans l’incertitude — sans savoir si un médicament va fonctionner comme prévu, par exemple. « Là où le scientifique ne se prononce pas, l’homme de la pratique agit tout de même », affirme Jean-Christophe Weber. Mais si le médecin se fait algorithme en respectant des protocoles à la lettre, peut-il reprocher qu’on le traite comme tel et qu’on finisse par le remplacer par une machine ?
Au-delà de la protocolisation de la médecine, le remplacement du médecin par un algorithme questionne l’idée qu’on se fait de la santé. « Tout le monde n’a pas la même compréhension de ce qu’est la prévention en médecine », rappelle le médecin-philosophe. Nous pouvons concevoir plusieurs conceptions de la santé : une santé mesurée, où la maladie est un dysfonctionnement passager, ou bien la santé comme une capacité de dépassement de ses capacités — on pourrait se dire qu’être en bonne santé, c’est pouvoir faire l’ascension du Mont-Blanc, par exemple. Or, les deux conceptions peuvent entrer en conflit : dans un monde équilibré et climatisé pour préserver la santé, on dépasse peu ses capacités initiales et toute démesure paraît intolérable. La conception d’un algorithme-médecin signifierait donc qu’un consensus sur la nature de la santé recherchée ait été trouvé au sein d’une communauté politique. Ce qui est loin d’être évident.
L’algorithme-médecin questionne également le type de médecine que l’on veut fournir aux populations. Jean-Christophe Weber souligne que, paradoxalement, la médecine ultra-moderne des algorithmes s’apparente davantage à la médecine des esclaves décrite par Platon qu’à la médecine des hommes libres : la médecine des esclaves se contente de soigner le corps, quand la médecine dédiée aux hommes libres est un dialogue entre le médecin et le patient en vue de trouver les causes du mal et de persuader du meilleur traitement. Le médecin prend alors en compte la vie du patient dans son ensemble. Ou pour mieux le dire avec Emmanuel Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?, les algorithmes nous maintiennent dans un état de minorité, et nous rendent incapables de raisonner sur notre santé de manière autonome sans être dirigés par une machine qui joue le rôle d’un tuteur. En répondant aux recommandations de la machine, les individus ne sont plus responsabilisés : il deviennent eux-mêmes des machines qui répondent à des stimuli, et n’intériorisent pas vraiment les comportements bénéfiques pour leur santé. « Seule compte la valeur marchande de leurs efforts pour l’assurance-maladie dans une logique de bénéfice-risque », craint le philosophe.
Finalement, conclut Jean-Christophe Weber, il faut prendre en compte les effets pervers du système : « dans notre société de la performance, il y a de plus en plus de personnes malades de vouloir rester en bonne santé, de désirer correspondre à la norme corporelle, et qui souffrent de ne pas y parvenir ». Rappelons-nous que toute technologie est à la fois un poison est un remède. Or, dans une société de la médecine algorithmique, qui pourra soigner les patients malades de l’exigence normative des machines ?
Le serpent d’Asclépios se mord la queue.
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