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Imaginer un monde sans maladie : un rêve empoisonné ?
« Google peut-il vaincre la mort ? » titrait le Time Magazine en 2013. A coup de révolutions techno-scientifiques comme le rajeunissement cellulaire, ou de règles de vie comme le « sans gluten », un monde sans maladie est l’horizon promis à tous comme un eldorado du XXIème siècle. Utopie ultime ou enfer pavé de bonnes intentions ? C’est le débat qui a eu lieu le 16 janvier 2017, entre le philosophe des sciences Léo Coutellec et Laurent Denizeau, enseignant-chercheur en sociologie et anthropologie à l'Université Catholique de Lyon.
Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /
Publié le : 02 Février 2017
Article publié sur le site du magazine Usbek & Rica
Séminaire « Anticiper le futur de la santé : un enjeu éthique »
Séance du 16 janvier 2017 : « Une médecine sans maladie »
Le rituel du séminaire « Anticiper le futur de la santé, un enjeu éthique », organisé par l’Espace éthique Île-de-France, est désormais bien huilé : le philosophe Léo Coutellec reprend le scenario d’anticipation qu’il avait débuté lors de la séance précédente (lien : https://usbeketrica.com/article/les-jours-des-medecins-sont-ils-comptes). Nous avions laissé Charline en mauvaise posture : plongée dans une société où tous les repas et toutes les activités sportives sont encadrés par le programme « Rester en bonne santé », créé par l’Assurance-maladie et la Grande Infrastructure du Numérique. Elle avait fait un malaise, malgré ses efforts pour respecter les règles de bonne conduite. Les données l’attestent et fournissent un diagnostic implacable : elle n’a pas suivi scrupuleusement l’ensemble des préconisations. Elle a failli. « Toute anomalie trouve sa cause dans une déviance comportementale », lui annonce son système de suivi médical automatisé. Dans cette anticipation, toute « anomalie » est traitée avant de dégénérer en maladie. Mais il est difficile de suivre ces recommandations sans se faire taper sur les doigts. Alors que la machine lui annonce la mauvaise nouvelle, « Charline ne peut s’empêcher de croire que cette régulation a des failles et que son malaise d’aujourd’hui en est peut-être la conséquence ». Se déclenche alors dans une esprit une véritable révélation : et si le monde sans maladie qu’on lui a loué comme le meilleur possible était devenu un enfer pavé de bonnes intentions ?
« Une médecine sans maladie, ça existe déjà un peu avec la campagne Hôpitaux sans douleur qui vise à éloigner la souffrance de nos existences », souligne Laurent Denizeau co-auteur de Guérir. Une quête contemporaine (Editions du Cerf, 2015). « Comment pourrait-on, au premier abord, être suspicieux à l’égard d’une société qui aurait supprimé la maladie et la souffrance ? », s’interroge-t-il. « Pourtant, poursuit le sociologue, avec l’avènement de la médecine préventive, on assiste à un contrôle total des corps nous préconisant ce qu’il faut manger, les exercices physiques qu’il faut faire, etc. ». Paradoxalement, la santé est alors un devoir souverain, au-delà de la préoccupation de bien-être des sujets.
A contrario, se faire plaisir devient un acte de rébellion. Nous aurions affaire à un effacement du sujet désirant : à mesure que la médecine progresse grâce à la méthode scientifique, elle soignerait de plus en plus des maladies et non plus des malades de chair et d’os. « L’avancée du traitement techno-scientifique de la maladie, c’est la disparition du soin et de la relation thérapeutique. Du point de vue des philosophies du care, ce qui disparaît, c’est le sujet, affirme-t-il. Un philosophe comme Frédéric Worms insiste sur la dimension politique du soin qui ne sert pas uniquement à éviter la souffrance, mais aussi à créer des liens nécessaire à la constitution du sujet ». Pensez aux télécabines qui permettent dors et déjà de prendre la tension, le pouls, ou encore le taux d’oxygène dans le sang, et transmettent ensuite ces informations au médecin généraliste.
Quelle place prendrait alors une médecine qui aurait éradiqué la maladie ? Débarrassée du sujet souffrant, elle ne serait plus cantonnée aux soins et aurait tendance à devenir totalitaire et extrêmement culpabilisante, toute anomalie de santé portant désormais sa cause dans une déviance comportementale. La vie psychique devrait aussi être contrôlée pour éviter les dépressions et les signes de mal-être. C’est ce phénomène que nous observons déjà à travers la question du deuil. Pour Laurent Denizeau, « si vous êtes tristes plus de trois mois après un deuil, on vous met sous antidépresseur. C’est une médicalisation de toute épreuve de l’existence ».
Or, cette injonction à la santé et ce rêve du bien-être à tout prix entrent en contradiction avec les logiques du progrès médical. Contre toute attente, « plus le domaine du progrès techno-scientifique s’accroît, plus le domaine de la maladie s’agrandit », annonce l’anthropologue. Autrement dit, plus on maîtrise le corps, et plus la norme du corps en bonne santé devient contraignante. Lorsqu’on avait moins de possibilités d’intervention sur le corps, le fait d’être petit n’était pas vu comme un handicap. Avec l’hormone de croissance, cette caractéristique devient un problème à « guérir ». De même, comme l’a remarqué René Leriche, chirurgien pionnier dans la prise en charge de la douleur au moment de la Grande Guerre, plus nous avons les moyens d’intervenir sur la douleur, plus on y est sensibles, et plus elle nous apparaît scandaleuse.
Cet effet pervers est de plus en plus perceptible aujourd’hui : alors que la maladie se chronicise grâce aux progrès médicaux, elle tend paradoxalement à devenir de plus en plus insupportable. Alors que maladie recule, le mal-être risque d’augmenter d’autant. Est-ce vraiment ce que nous entendons pas un monde sans maladie ? Pas si nous nous fions à la définition de la santé par l’OMS comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Chaque fois que nous nous approchons de ce que pourrait être le bonheur, celui-ci semble reculer ou bien engendrer des monstres. La société dont nous rêvons, une société qui fasse reculer la maladie et la mort, pourrait se transformer en supplice : un monde où la maladie est une punition intolérable qui condamne un innocent.
Contrairement aux idées reçues, le philosophe et médecin Georges Canguilhem nous rappelle dans ses Ecrits sur la médecine que la santé n’est pas la marche normale du vivant. « Il est normal de tomber malade du moment que l’on est vivant, signale-t-il. L’homme est donc ouvert à la maladie non par une condamnation ou par une destinée mais par sa simple présence au monde ». A l’époque de l’inflation des valeurs de bien-être, de la réalisation de soi et du développement personnel, où il faut réussir sa vie et ne rien regretter, « on envisage la vie comme un bon élève qui doit faire un sans faute », déplore Laurent Denizeau. Or, pour le sociologue, une véritable pensée de l’existence ne doit pas esquiver le caractère tragique du vivant : la douleur, la souffrance, la mort disent notre vulnérabilité fondamentale. Les ratés de la vie peuvent être aussi porteurs de promesses et comprennent une forme de créativité. « A travers l’épreuve, on peut éprouver quelque chose de la valeur du vivant. Faire l’expérience de la vulnérabilité, c’est faire l’expérience de la dé-maîtrise », conclut-il. Une sagesse de la maladie à contre-courant des imaginaires de la performance charriés par le maelström techno-scientifique.
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