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Accepter : entre lutte et résignation

"Cette proximité devient vite insupportable mobilisant une énergie considérable pour la corriger, la faire taire, l’évacuer de l’esprit : vigilance, entrainement sans relâche, devoir, prudence, être un bon aidant, être un bon patient, être fort, leur prouver à tous, combattre, survivre…"

Par: Pascal Antoine, Professeur de psychopathologie, laboratoire URECA EA 1059, Labex DISTALZ, université Lille 3 /

Publié le : 03 juin 2015

Toute maladie, chronique, envahissante, fulgurante ou insidieuse suit son propre cours jusqu’à être suspectée, découverte et diagnostiquée. Puisque sa présence s’impose, il n’est pas en notre capacité ni de la refuser ni donc à l’inverse de l’accepter. Elle ne peut être que soignée ou ignorée. Dans la foulée, l’idée de la maladie et la souffrance associée à cette idée émergent quant à elles de l’esprit de la personne touchée et de celui de ses proches. Elles s’installent dans les conditions que l’histoire personnelle, les croyances et le sens de l’existence leur permettent. Idées et souffrances vibrent, palpitent et s’agitent bientôt comme un nouveau voisinage bruyant, grossier et indélicat. « Je ne vais pas y arriver… », « tout s’effondre… », « qui vais-je devenir ? »,« je n’ai pas mérité ça… », « pourquoi moi ?... », « il le fait exprès de ne pas y arriver… », « elle ne fait aucun effort… ».

Cette proximité devient vite insupportable mobilisant une énergie considérable pour la corriger, la faire taire, l’évacuer de l’esprit : vigilance, entrainement sans relâche, devoir, prudence, être un bon aidant, être un bon patient, être fort, leur prouver à tous, combattre, survivre… Cette lutte pourrait être vertueuse : elle temporise, apaise, offre un répit immédiat. C’est la raison de son si vif succès. Si elle visait à compenser les symptômes, elle serait même louable mais elle vise bien plus la peur que la maladie. Et plus on lutte, plus on tente d’assourdir cette souffrance, moins on est capable d’en supporter le moindre son. Plus on se consacre à tenter d’étouffer l’angoisse, plus on passe de temps en sa compagnie, livré à sa morbide influence, coincé à notre insu par le paradoxe de nos tentatives désespérées de soulager notre peine et nos peurs.

Cette lutte, lorsqu’elle devient omniprésente, nous embarque dans un monde virtuel purement psychique, aux dimensions de nos peurs, et nous éloigne de ce qui pourrait se vivre et se saisir là maintenant dans les opportunités de l’existence. La lutte creuse quotidiennement le sillon de celui qu’on croit devoir être et le sillon du rejet de nos angoisses et donc de nous-mêmes. Ces sillons creusés chaque jour sont les ornières du lendemain. L’épuisement conduira peut-être à une acceptation déclarée du bout des lèvres, plus proche d’une résignation, d’un « vivre avec », faute de mieux, ou d’un simulacre d’armistice en attendant le prochain combat dans le futur prévisible d’un changement de traitement ou d’un nouveau stade de la maladie.
Imaginons qu’accepter serait tout autre que tolérer, supporter ou se résigner bon gré, mal gré. On pourrait commencer par s’étonner d’être constamment en mode combat, en mode survie. Contre quoi lutte-t-on réellement ? On pourrait être surpris par toute cette énergie mobilisée pour que rien ne change, pour se rassurer, pour tenir le coup, pour garder la maitrise des choses, pour ne pas être débordé par le stress et les angoisses. Qu’est-ce qui épuise le plus aujourd’hui, l’adaptation quotidienne aux conséquences de la maladie ou la tentative d’étouffer une petite voix intérieure et lancinante qui dit que rien ne va ni n’ira ? Imaginons un instant qu’on prenne le risque d’un cessez-le-feu, qu’on abandonne un moment la lutte avec cette voix intérieure. Laissons ce voisinage grossier, ce juge intérieur soliloquer sans livrer de contre-argument. Peut-être en l’écoutant en apprendrai-je un peu sur ce qui me fait si peur. Considérons notre esprit et ses jugements comme un bruit de fond et revenons aux opportunités de notre existence. Il s’agit d’abandonner notre monde virtuel pour mieux nous abandonner au monde physique et social. Regarder ce monde, comme si c’était la première fois, redécouvrir les couleurs, les saveurs, les proches, l’existence telle qu’elle est. Et lorsque je suis à nouveau pris par mes craintes, par ce voisinage indélicat, par ce juge intraitable, plutôt que livrer bataille, je peux, à nouveau, réinvestir et réinventer mon existence avec ses opportunités et sa richesse, encore, et encore. Accepter en s’abandonnant au fil de l’existence délibérément, opiniâtrement, plutôt qu’à celui des peurs.