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Les servitudes du droit de savoir - Autour du diagnostic présymptomatique

Si le droit de savoir est aujourd'hui reconnu et accepté, sinon valorisé, ce désir ne va pas de soi et implique parfois une véritable servitude à la connaissance.

Par: Paul-Loup Weil-Dubuc, Responsable du Pôle Recherche, Espace de réflexion éthique Ile-de-France, laboratoire d'excellence DISTALZ /

Publié le : 15 Octobre 2013

Ce texte est le verbatim de l'intervention donnée dans le cadre de l'Université d'été Alzheimer, éthique et société 2013 (suivez ce lien pour la captation de l'intervention).
Il a été publié sur le site internet La vie des idées le 15 octobre 2013.

Beaucoup manifestent bien le désir de connaître, mais une légère crispation de leurs traits, une imperceptible nervosité de leur voix tout à coup les trahit. C’est alors que le médecin doit avec prudence « dorer » la vérité, doit, oui car quoi qu’on en ait dit, dans cette connexion si mystérieuse du physique et du moral, qui peut dire que la vérité connue ne va pas déclencher un mécanisme de découragement, de peur, d’affolement qui a conduit quelquefois le patient au suicide, et qui, en tout cas, ne favorise pas sa guérison. À la vérité, la plupart des malades ne réclament, en fait, de leur médecin qu’un mot léger, banal, dit d’une voix presque distraite : « Ce n’est pas grave », « Ce n’est pas grand-chose », qui comble très suffisamment leur pâle curiosité[1].
 
Voilà ce que le docteur Louis Portes, président du Conseil National de l’Ordre des Médecins, écrivait en 1954 au sujet du patient, qu’il qualifiait ailleurs de « jouet à peu près complètement aveugle, très douloureux et essentiellement passif, qui n’a qu’une connaissance objective très imparfaite de lui-même »[2]. En somme, le savoir médical serait une sorte de potion précieuse et rare mais aussi une potion dangereuse lorsqu’elle se trouve aux mains des profanes pour lesquels elle est conçue.
 

L’émergence du droit de savoir

Si ces propos de Louis Portes sonnent à nos oreilles comme le vestige d’un vieux discours paternaliste, c’est qu’aujourd’hui l’accès du malade à l’information nous apparaît comme un principe fondamental de l’éthique du soin. Et ceci pour trois raisons essentielles, liées entre elles.
 
La première est la transformation du savoir médical. Le savoir contemporain est un savoir qui, comme on le sait, ne porte plus seulement sur les symptômes des maladies mais étend son spectre aux multiples facteurs de risque des maladies, qu’ils soient génétiques ou environnementaux. C’est un savoir d’autant plus convoité qu’il permet à celui qui le détient d’anticiper la maladie bien avant l’apparition de symptômes et, donc, éventuellement de se rassurer sur son propre sort ou bien, dans le cas où des risques sont manifestes, de s’en prémunir ou de réaménager son existence.
 
La deuxième raison pour laquelle le discours de Louis Portes nous semble si dépassé tient à une évolution sociologique, entièrement corrélée à cette évolution épistémique. C’est l’avènement d’un « patient-sentinelle »[3], selon l’expression de l’anthropologue Jean-Pierre Dozon, à savoir d’un citoyen capable de se doter par lui-même, par internet notamment, d’un savoir précis et individualisé sur la santé ; un citoyen qui, avant même d’être diagnostiqué comme malade, anticipe les problèmes de santé qui peuvent se poser à lui.
 
À ces deux évolutions correspond enfin une évolution juridique et morale bien connue : le mouvement des droits des malades, dont la loi française de 2002 sur les droits des malades est emblématique. Dans ce contexte, le droit pour un patient d’être informé du diagnostic, éventuellement du pronostic vital et des conséquences des traitements qui lui sont proposés, est apparu comme une garantie fondamentale de l’autonomie.
 
C’est ainsi que s’est affirmée dans le champ de la santé une idée qui déborde largement ce champ : celle d’un « droit de savoir », voisine d’une autre idée, celle de « transparence ». Cette invocation d’un droit de savoir ou de la transparence se fonde sur un principe difficilement contestable en lui-même : la nécessité d’une information de tous les citoyens dans tous les domaines de l’existence qui puisse les disposer à décider de leur destinée aussi bien comme individu que comme membre d’une communauté politique. C’est donc un discours apparemment bienfaisant, un discours apparemment émancipateur que cette défense et cette revendication d’un « droit de savoir ».
 

L’écueil d’une sacralisation du savoir

Doit-on pour autant consacrer l’invocation systématique du droit de savoir au motif que l’accès au savoir nous rend plus libres ? Nous défendons ici l’idée que, bien au contraire, dans certains cas, et singulièrement dans le cas du diagnostic présymptomatique, la revendication et l’exercice d’un droit de savoir risquent de se retourner contre la liberté humaine. Par « présymptomatique », il faut entendre un diagnostic posé en l’absence de symptômes, le plus souvent à partir de tests génétiques ou de signes biologiques. Dans le cas de la maladie d’Alzheimer que nous prendrons ici comme exemple, c’est l’accumulation de plaques amyloïdes dans le cerveau, révélée par l’imagerie, qui rend possible un tel diagnostic sans annoncer, dans la majorité des cas, la survenue nécessaire de la maladie.
 
La raison de ce retournement paradoxal du droit de savoir contre la liberté est simple : la quête du savoir peut procéder de sa sacralisation a priori, d’une propension à prêter à la connaissance désirée une vertu prophétique sans en examiner les fondements. De cette acceptation passive et irréfléchie du savoir, Kant avait pourtant souligné la faiblesse : « Sapere aude, aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières », écrivait-il[4]. Chacun doit pouvoir jeter sur le savoir sa propre lumière, c’est-à-dire le critiquer. Et « critiquer » ne revient pas nécessairement à contester ou à décrédibiliser un savoir. Cela suppose plutôt de s’interroger sur notre capacité à connaître ce que nous prétendons connaître et à poser des limites à cette capacité de connaissance. Sans un rapport critique au savoir, nous demeurons toujours, par « paresse » et par « lâcheté » selon les mots de Kant, dans un rapport tutélaire à son égard, voire dans un rapport de mystification, obéissant docilement aux prescriptions du « médecin qui juge à (notre) place de (notre) régime alimentaire »[5].
 
C’est pourquoi on pourrait au fond renvoyer dos à dos le paternalisme médical du docteur Louis Portes et la quête insatiable par ce patient-sentinelle d’un savoir sur ses risques de maladie : dans les deux cas, le savoir médical se voit attribuer une valeur d’autorité, que l’on ne peut a priori mettre en question. Certes, du paternalisme médical à la reconnaissance pour les profanes d’un droit de savoir, un progrès a été accompli : c’est celui du partage du savoir, de l’élargissement du cercle de ceux qui savent ou de ceux qui peuvent savoir. Mais le partage du savoir ne s’accompagne pas toujours de sa désacralisation. Et d’ailleurs, il n’y a aucune raison qu’il en soit ainsi. Ce n’est pas parce que le profane pénètrerait dans le sacré que, par miracle, le sacré deviendrait profane.
 
Donner à un individu le droit de savoir sans lui offrir, dans le même temps, les outils d’une mise en cause ou au moins d’une relativisation de ce savoir, c’est donc d’une certaine façon l’aliéner en le maintenant dans l’illusion qu’il accède à une vérité sacrée. Revenons maintenant au diagnostic présymptomatique : il est de la plus grande importance de garder un rapport critique avec le savoir que nous délivre un tel diagnostic.

Les pièges du savoir présymptomatique

Ce travail critique met au jour quatre pièges que ce savoir diagnostique porte avec lui :
 
1) Premièrement, le savoir du diagnostic n’est jamais un savoir consenti avec une entière liberté. Il est illusoire de le présenter comme le fruit d’une volonté individuelle qui aurait été libre de savoir ou de ne pas savoir, et qui aurait finalement choisi de savoir. Paradoxalement, la garantie d’un droit de savoir masque une injonction à savoir. En effet, pour désirer savoir ou ne pas savoir, il faut déjà savoir qu’il y a quelque chose à savoir, c’est-à-dire qu’il faut déjà savoir que l’on ne sait pas. Or ce « savoir-qu’il-y-a-quelque-chose-à-savoir », sans lequel ni le désir de savoir ni la connaissance diagnostique ne pourraient émerger, ne fait lui-même l’objet d’aucun consentement.
 
Il faut distinguer à cet égard trois stades dans le savoir de la maladie : un premier stade lors duquel la personne ignore même qu’il y a quelque chose à savoir ; un second stade lors duquel la personne sait qu’il y a quelque chose à savoir sans savoir de quoi il s’agit ; et un troisième stade dans le cas où la personne a accepté de savoir si elle est porteuse de gènes à risque.
 
Si je me situe au premier stade, si j’ignore entièrement que je risque de développer la maladie d’Alzheimer, et si j’ignore même jusqu’à la possibilité de recourir à un diagnostic, il n’y a alors aucune raison que je désire savoir. Dans ce cas, m’annoncer que j’ai le « droit de savoir ou de ne pas savoir que j’ai la maladie d’Alzheimer », c’est déjà me transmettre une connaissance sans m’en demander la permission. C’est déjà insinuer en moi deux idées angoissantes. Première idée : il y a des chances, et plus de chances que la moyenne, que je sois porteur de gènes à risque. Seconde idée non moins angoissante : j’ai les moyens de savoir si je suis porteur de gènes à risque. Ces deux idées me sont inculquées sans qu’on m’ait demandé mon avis.
 
À ce premier stade de l’ignorance totale, il est impropre de parler d’un droit de savoir. Car pour qu’on puisse parler d’un droit de faire A, il faut qu’on puisse parler réciproquement d’un droit de ne pas faire A. Or c’est ici impossible : je ne peux refuser un savoir dont je ne soupçonne pas la possibilité même.
 
Cette impossibilité de refuser cette connaissance précédant la connaissance diagnostique est particulièrement problématique. Supposons que ma sœur découvre qu’elle est porteuse de gènes à risque de développer la maladie d’Alzheimer et qu’elle décide de m’annoncer qu’il y a une probabilité non négligeable qu’il en soit de même pour moi, comme l’y oblige d’ailleurs la loi de bioéthique de 2011[6]. De quel droit viendra-t-elle me réveiller de mon ignorance et, ainsi, mettre fin à mon insouciance ? On voit ici comment, paradoxalement, c’est le défenseur du « droit de savoir » qui est paternaliste. C’est lui qui juge à ma place que j’aimerais avoir le choix de savoir ou de ne pas savoir que j’ai un risque. C’est lui qui juge qu’il doit me « responsabiliser » selon un terme abondamment employé dans les rapports publics. « Responsabiliser », cela veut dire « rendre responsable » une personne d’un choix qu’elle n’a pas choisi comme si, sans cette possibilité de choix, elle n’était pas vraiment « responsable ».
 
Plus précisément, la notion de « responsabilisation » suppose une conception « positive » de la liberté au détriment de sa conception « négative », si l’on reprend la distinction d’Isaiah Berlin. Elle consiste en effet à « rendre libre », y compris par la force, là où le respect de la liberté négative exclut toute interférence d’un tiers, qu’elle vise à faire savoir ou à priver la personne d’un savoir qu’elle désire. Or, curieusement, ce « droit de savoir », présenté souvent comme l’expression d’une éthique « libérale », s’apparente à une liberté positive, en laquelle Isaiah Berlin voyait un faux-semblant de liberté au nom même du libéralisme politique…
            Il se peut certes que la décision soit bien vécue et appréciée par la personne que l’on entend ainsi « responsabiliser ». Il est vrai, en outre, que l’accès au savoir est un enjeu de justice sociale et que les individus ne sont pas égaux, selon leur milieu social notamment, face à la volonté de savoir. Enfin, il serait sans doute vain d’appeler à résister contre cette quête de « transparence » tant les possibilités de savoir qu’il y a quelque chose à savoir se multiplient aussi bien dans les sphères publique et privée. Il faut néanmoins admettre que la personne « responsabilisée » n’a pas choisi d’entrer dans le dilemme « savoir ou ne pas savoir ».
 
Le premier piège que tend donc ce savoir diagnostic, c’est que son accueil ne fait pas l’objet d’un libre consentement. Il suppose l’intervention de forces et de pressions extérieures mues par une volonté de savoir et qui visent à susciter en l’individu un désir de savoir. Qui se cache derrière cette injonction à savoir ? Sans doute des pressions de la famille ; peut-être bientôt les assurances et les banques ; et très certainement, la recherche médicale dont l’exigence est d’ailleurs tout à fait défendable.
 
Le droit de savoir n’a donc de sens qu’au second stade, lorsque la personne sait qu’elle pourrait présenter des risques et qu’elle peut le vérifier par des tests génétiques. Alors il lui est possible, et heureusement du reste, de refuser de savoir. Si le choix de la question – savoir ou ne pas savoir ? – lui est imposée, la personne dispose au moins du choix de la réponse. Mais est-il bien raisonnable de penser que des personnes se sachant prédisposées à la maladie veuillent demeurer dans l’ignorance ? Dans quelle mesure peuvent-elles supporter l’incertitude et la peur toujours présente d’une disparition progressive de leurs capacités cognitives ? Autre problème : dans quelle mesure supporteront-ils la culpabilité de risquer de mettre au monde des enfants potentiellement porteurs des mêmes gènes qu’eux ou encore la culpabilité de rester dans une ignorance susceptible d’être jugée déloyale par leurs proches ? 
 
2) C’est un savoir qui est « performatif ». Il prétend non seulement me dire ce que je suis mais aussi me dire comment je dois me comporter. Il m’assigne non seulement une identité mais aussi une direction à suivre. En effet, tout se passe comme si cette potentialité de développer la maladie, sous prétexte qu’elle est connue et mise en exergue par un test génétique, devait prendre le pas sur toutes les autres potentialités de mon existence. Tout se passe comme si, une fois le verdict du diagnostic tombé, je devais me représenter mon identité et mon existence par ce prisme restreint. Cette injonction à changer de vie et à changer de monde est d’ailleurs d’autant plus forte dans le cas des maladies neurodégénératives qui transforment radicalement non seulement l’existence mais aussi l’identité de la personne, appelée à une métamorphose.
 
3) Troisième limite de ce savoir prédictif : il s’agit d’un savoir qui au lieu de générer de la certitude, génère de l’incertitude. C’est là tout le paradoxe de cette médecine dite « prédictive ». Dans la grande majorité des cas, et si l’on fait exception des cas rares de maladies génétiques ou héréditaires où la transmission de la maladie est quasi certaine, la médecine prédictive ne délivre pas des informations certaines en réponse à des questions que l’on se pose. C’est plutôt rigoureusement l’inverse : la médecine prédictive délivre des informations incertaines en réponse à des questions que l’on ne se pose pas.
 
D’une part, la médecine prédictive délivre des informations incertaines. C’est une évidence : dans le cas de la maladie d’Alzheimer, il se peut très bien que je ne développe jamais la maladie pour laquelle on m’avait annoncé des prédispositions et, inversement, il se peut que je développe la maladie sans qu’aient été identifiés les biomarqueurs associés aux gènes à risque. Voilà donc un savoir qui au lieu de m’annoncer une réalité existante et présente en moi, comme peuvent l’être un virus ou une tumeur, m’annonce une réalité seulement possible. C’est un savoir qui apporte avec lui une zone d’incertitude et une foule de questions, auxquelles la personne est incapable de répondre : Vais-je développer cette maladie ? Quand vais-je développer cette maladie ? Un traitement sera-t-il disponible ? Comment se manifesteront les premiers symptômes de la maladie ?
 
C’est encore un paradoxe étonnant qu’avait souligné le sociologue Ulrich Beck dans son travail sur le risque que, en un temps où les technologies, et notamment du vivant, prétendent anticiper l’avenir, abolir les accidents et les hasards, l’incertitude n’ait pourtant jamais été aussi forte. La biotechnologie fait surgir une infinité de possibles.
 
Ce savoir incertain constitue, en outre, une réponse à des questions que la personne ne se pose pas et, serait-on tenté de dire, qui ne lui appartiennent pas. La raison en est que l’annonce d’un diagnostic de prédisposition n’est pas un savoir vécu mais un savoir strictement intellectuel. La personne ne peut pas l’éprouver dans son corps et n’y a pas un accès privilégié. Au fond, les médecins et ses proches peuvent en avoir la même connaissance, même si les perceptions diffèrent.
 
Autrement dit, non seulement ce savoir est pourvoyeur d’incertitude, mais aussi il vient s’immiscer en nous sans que nous l’ayons convoqué. Tout se passe comme si l’incertitude venait se substituer à l’ignorance.
 
4) Dernier piège tendu par ce savoir prédictif précoce : il nous paraît infini, au moins à court et moyen terme. Cette perception d’un savoir infini tient d’abord à son objet, le génome, qui s’apparente à un puits sans fond. On pourra toujours aller plus loin dans la recherche génétique et affiner notre savoir sur les probabilités de survenue de la maladie d’Alzheimer.
 
Mais cette perception d’un savoir infini tient aussi au sujet de ce savoir, l’homme, dont le désir infini de savoir se heurte aux obstacles que sont la finitude de la science elle-même, capable de former des vérités seulement provisoires, et l’interférence toujours possible d’autres intérêts, notamment d’ordre financier.  Finalement, nous ne sommes jamais vraiment en mesure de pouvoir juger si notre droit de savoir est respecté. C’est toute la difficulté de la notion de transparence. La transparence n’est pas vérifiable, le soupçon est toujours possible. Donc le droit de savoir ne peut être vraiment honoré. Et toutes les mesures de transparence imaginables, aussi nécessaires soient-elles, ne viendront jamais à bout des suspicions et des inquiétudes.
 
 

Contre-pouvoir et contre-savoir

Voici donc les principales limites de ce savoir précoce : c’est un savoir qui n’est pas consenti ; c’est un savoir performatif ; c’est un savoir qui génère de l’incertitude ; c’est enfin un savoir infini. Dans ces conditions, le droit de savoir traduit davantage un désir de savoir et, à travers ce désir, les forces psychiques et sociales qui l’ont suscité qu’un choix libre de savoir.
 
Comment doit-on faire face à ce savoir nouveau ? Doit-on fermer les yeux, tenter de revenir à l’âge de l’ignorance en y interdisant l’accès ? Ce serait impossible et cela reviendrait en outre à renoncer à la recherche de traitements. À l’heure où le voile d’ignorance sur nos prédispositions génétiques se déchire inexorablement[7], le seul recours dont nous disposons contre cette injonction à savoir, aliénante à de nombreux égards, consiste plutôt en un travail critique qui puisse en faire ressortir les servitudes et que doivent accomplir aussi bien ses émetteurs que ses récepteurs. Seul cet exercice d’auto-critique peut être la condition d’une préservation de la liberté, entendue non plus seulement comme la jouissance d’un droit de savoir, mais comme celle d’un droit à la critique du savoir, complément indispensable du premier. 
 
Il importe ainsi qu’une culture critique se diffuse dans la société qui puisse tenir lieu de contre-pouvoir et de « contre-savoir » face à ce savoir prédictif. Le contre-pouvoir démocratique doit permettre, à un niveau strictement politique, que les motivations des agents à l’origine de cette injonction à savoir soient rendues explicites, de sorte que ce savoir n’apparaisse pas, ou pas seulement, comme une émanation libre de sujets désireux de savoir. Du reste, ces motivations ne doivent pas faire l’objet d’un blâme public dans tous les cas. Par exemple, la recherche scientifique de nouveaux traitements, pour la maladie d’Alzheimer notamment, n’est pas un objectif inavouable. L’idée d’un devoir citoyen de contribuer à la recherche scientifique, pour le bien des générations présentes et futures, est en elle-même parfaitement défendable. À l’inverse, peuvent s’exprimer, à travers cette injonction à savoir, des intérêts mercantiles vecteurs de discriminations sociales, ceux de l’industrie pharmaceutique, des secteurs assurantiels et bancaires.
 
Le contre-savoir doit quant à lui permettre que le savoir prédictif soit démystifié et ne se présente pas lui-même comme une réponse certaine à une question posée de toute éternité, mais comme une réponse incertaine à une question inventée et suscitée par une volonté de savoir provisoire et culturellement construite. Ce devoir de pédagogie incombe aussi bien aux pouvoirs politiques que médicaux.

 
[1] Louis Portes, À la recherche d’une éthique médicale, Paris, Editeurs Masson, Presses Universitaires de France, Paris, 1954.
[2] Ibid., p. 159.
[3] Jean-Pierre Dozon, « Quatre modèles de prévention » in Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin (dir.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris, Editions Balland, 2001, p.127.
[4] Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? » in Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 43.
[5] Ibid., p. 44.
[6] « La personne est tenue d’informer les membres de sa famille potentiellement concernés dont elle ou, le cas échéant, son représentant légal possède ou peut obtenir les coordonnées, dès lors que des mesures de prévention ou de soins peuvent leur être proposées » (Article L1131-1-2 du Code de la santé publique, Loi n°2011-814 du 7 juillet 2011 - art. 2).
[7] Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat providence, Paris, Seuil, 1995, p. 155.