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Alzheimer : une urgence démocratique

"La maladie d’Alzheimer nous soumet à une approche souvent déroutante de la liberté humaine. Être atteint d’une pathologie qui détruit inexorablement l’autonomie revient non seulement à lutter contre ce qui menace l’identité mais aussi pour préserver, aux limites du possible, la qualité d’une existence respectable."

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 01 Octobre 2007

Considérée au plan national comme une priorité politique, la maladie d’Alzheimer sollicite désormais une mobilisation sociale qui ne saurait se limiter aux dispositifs institutionnels de suivi et de soutien. Elle en appelle à une autre culture de la solidarité, dans un contexte de vulnérabilité qui affecte la personne malade et ses proches trop souvent stigmatisés par les connotations liées aux représentations de la démence. Il convient de modifier nos attitudes encore influencées par les mentalités de l’exclusion, donc de comprendre les enjeux d’une responsabilité assumée ensemble au sein de la cité.

La maladie d’Alzheimer nous soumet à une approche souvent déroutante de la liberté humaine. Être atteint d’une pathologie qui détruit inexorablement l’autonomie revient non seulement à lutter contre ce qui menace l’identité mais aussi pour préserver, aux limites du possible, la qualité d’une existence respectable. Il importe que subsiste un espace encore indemne et épargné des figures de la démence, afin de sauvegarder ce en quoi nous sommes encore reconnus dans la plénitude de notre dignité et de nos droits.
Auprès de la personne progressivement entravée dans sa possibilité d’exprimer ce qu’elle recèle de richesse intérieure ainsi que son besoin d’existence et d’intense partage, la sollicitude relève d’une dimension de responsabilité que l’on serait tenté d’éviter tant la tâche est épuisante, ingrate, incertaine. Il s’agit pourtant d’une éminente fonction, souvent assumée au sein d’institutions lorsque les proches ne parviennent plus à concilier seuls tant d’exigences dans un contexte si délicat. Il n’est que peu question d’une guérison envisageable, mais au mieux de stabilisation ou de ralentissement de l’évolution. Les soins procèdent davantage d’une logique palliative que d’un projet curatif, avec pour objet principal le souci de maintenir la personne dans un environnement attentionné à son égard, adapté, rassurant, respectueux de ses droits.
Reconnaissons à la relation d’accompagnement son impérative nécessité, y compris lorsque l'un des partenaires semble se soustraire à la réciprocité d'un échange. La spécificité des circonstances suscite néanmoins bien des interrogations. De quelle manière et plus encore par quelles médiations répondre à une demande qui n'est qu'énigmatiquement exprimée ? Qu'en est-il de la capacité d'estimer ce que peut être l’aspiration à un bien, à un mieux, à ce qui semble préférable ? Quelles mesures mettre en œuvre afin d’éviter les enfreintes de toute nature, les excès, arbitraires ou insultes à la dignité, mais également les expressions d’une relégation, les contentions et multiples formes de maltraitances ? Quelles attentions témoigner aux proches, souvent abandonnés dans le huis clos d’une douloureuse confrontation sans bénéficier d’assistance et du moindre temps de répit ? Comment former les intervenants professionnels, exposés au cumul de vulnérabilités dans un contexte particulièrement délicat, déstabilisant et peu valorisé ?
La personne dépendante ne nous concerne-t-elle qu'en tant que personne atteinte d'une pathologie qui trop souvent déjoue les stratégies thérapeutiques, ou comme ce membre à part entière de notre communauté à considérer et protéger, préservant ainsi son intégrité et sa position auprès de nous ? Il s'agit toujours de penser la sollicitude comme une médiation insoumise aux tentations de renoncement. Dès lors, il est possible de prémunir la personne de tout ce qui peut l'affecter de surcroît. Contre l'absence, il nous appartient de défendre une certaine conception du sens, et d’accepter le risque d'une confrontation jamais neutre, car toujours intime, avec la question éthique par excellence : celle de l'altérité. Déplacée, imprévisible, en dehors des normes et déjà hors de notre temps parce que vivant la condition du repli sur soi, voire de l’enfermement, la personne en perdrait son statut d'autre. Qu'en est-il de cette indifférence qui accentue son refoulement aux confins de notre sensibilité humaine, de nos valeurs sociales, anticipant en quelque sorte sa mort ? Il nous faut certes viser au renforcement de dispositifs personnalisés, effectifs, innovants et cohérents, au domicile comme en institution, mais également mieux comprendre ce que signifient à cet égard nos devoirs d’humanité.
L’approche des réalités humaines et sociales de la maladie d’Alzheimer procède aujourd’hui d’une urgence démocratique. C’est en termes de justice et de fraternité qu’il nous faut penser et assumer notre relation avec les personnes entravées dans leur faculté d’exprimer et de vivre leur propre liberté. Les fondements éthiques du choix politique ainsi affirmé de manière solennelle au service des personnes affectées par la maladie d’Alzheimer, tiennent à ces principes. Ils doivent donc inspirer les initiatives, mesures et dispositifs portés par une si forte exigence.